introduction :
Personne ne se risquerait plus aujourd'hui à parler de l'Eglise et de l'Etat comme de deux institutions ou de deux concepts que le bon sens ou le mouvement de l'histoire nous auraient définitivement appris à distinguer. Nous somes mieux armés en cette fin du XX° siècle qu'à son début pour comprendre ce que cacherait d'adhérences et d'interférences une coupure trop nette entre sacré et profane, spirituel et temporel, clercs et laïcs. Les rituels et l'imagerie politiques de notre passé nous apparaissent chargés de significations ou de nostalgies religieuses. Les ethnologues nous montrent que tout pouvoir de fait ne devient pouvoir de droit qu'en se sacralisant, notamment le pouvoir royal, source de tous les autres, dont chaque manifestation est une théophanie.
Remarquons que l’essence de la différence profonde entre les cultures russe et byzantine du XIVe et XVe siècles, liée avant tout à la compréhension différente de la relation entre Dieu et l’homme, fut clairement exprimée par E. Troubetskoï dans ses travaux dédiés à l’analyse de la peinture russe d’icônes. A la différence de la représentation statique de l’opposition entre la perfection divine définitive et l’imperfection terrestre, impuissante à se surpasser elle-même, Troubetskoï trouve au centre de la culture russe ancienne la représentation de l’interaction dynamique de deux sphères d’être, le vécu profond de l’aspiration du monde terrestre pour la perfection divine. Il écrit au sujet des différences de structure des églises byzantines et russes : « la coupole ronde byzantine exprime l’idée du firmament couvrant la terre ; en la regardant, on a l’impression que l’église terrestre est déjà achevée, et donc étrangère à l’aspiration à quelque chose de plus haut qu’elle. Il y a en elle cette immobilité qui exprime une prétention quelque peu hautaine, car elle convient seulement à la perfection suprême. L’église russe est autre chose ; elle est tout entière dans l’aspiration. »
Les visages des saints de Théophane sont très expressifs : ils expriment non pas la suprême joie mystique de la rencontre avec Dieu, mais l’effroi du poids de la responsabilité qui est tombée sur eux. Un chercheur contemporain, qui travaille sur les fresques de Théophane dans l’église de la Transfiguration à Novgorod, caractérise ainsi les particularités de la conception du monde de l’artiste : « La conception du monde de Théophane… est dualiste, et elle se reflète clairement dans les images tragiques de sa sombre imagination. Les visages et les gestes des saints dans la peinture murale de l’église de la Transfiguration expriment la douleur, la peur, la privation, l’affliction, la dureté sombre de l’esprit, et il n’y a pas de place pour la délivrance des recherches et des souffrances. Ce sont des symboles du désespoir sans issue, et ils ne peuvent pas apaiser l’âme du contemplateur. »