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Citation de Erik35


La salle de bal était toute d'or : lisse sur les corniches, tarabiscoté aux chambranles, damasquiné clair presque argenté sur des teintes moins claires sur les portes et sur les volets qui fermaient les fenêtres et les annulaient conférant ainsi au décor une orgueilleuse signification d'écrin qui excluait toute référence à l'extérieur indigne. Ce n'était pas la dorure voyante qu'étalent aujourd'hui les décorateurs, mais un or usé, aussi pâle que les cheveux de certaines fillettes du Nord, s'attachant à cacher sa valeur sous une pudeur désormais perdue de matière précieuse pour montrer sa beauté et faire oublier son prix ; çà et là sur les panneaux des nœuds de fleurs rococo d'une couleur si passée qu'elle ne semblait qu'une rougeur éphémère due aux reflets des lustres.
Cette tonalité solaire, la jaspure de scintillements et d'ombres firent cependant souffrir le cœur de Don Fabrizio qui se tenait noir et raide dans l'embrasure d'une porte : dans ce salon éminemment patricien des images champêtres lui venaient à l'esprit : le timbre chromatique était celui des emblavures à perte de vue autour de Donnafugata, extatiques, implorant la clémence sous la tyrannie du soleil : dans ce salon, comme dans les fiefs à la mi-Août, la récolte s'était achevée depuis longtemps, avait été emmagasinée ailleurs et, comme là, il n'en restait que le souvenir dans la couleur des chaumes ; brûlées d'ailleurs et inutiles. La valse dont les notes traversaient l'air chaud ne lui semblaient qu'une stylisation du passage incessant des vents qui font des arpèges de leur deuil sur les surfaces assoiffées, hier, aujourd'hui, demain, toujours, toujours, toujours. La foule des danseurs parmi lesquels il comptait tant de ses proches par la chair sinon par le cœur finit par lui sembler irréelle, composée de cette matière dont sont tissés les souvenirs périssables, encore plus éphémère que celle qui nous trouble dans les rêves. Au plafond les Dieux, penchés sur leurs sièges dorés, regardaient en bas, souriants et inexorables comme le ciel d'été. Ils se croyaient éternels : une bombe fabriquée à Pittsburgh, Penn., leur prouverait le contraire en 1943.
«C'est beau, Prince, c'est beau ! Des choses comme ça on n'en fait plus désormais; au prix actuel de l'or pur !» Sedàra s'était placé près de lui, ses petits yeux vifs parcouraient le décor, insensible à la grâce, attentif à la valeur monétaire.
Don Fabrizio sentit soudainement qu'il le haïssait ; c'était à son affirmation personnelle, à celle de cent autres qui lui ressemblaient, à leurs obscures intrigues, à leur avarice et à leur avidité tenaces que l'on devait le sentiment de mort qui assombrissait maintenant ces palais ; c'est à lui, à ses compères, à leurs rancœurs, à leur sentiment d'infériorité, à leur échec à s'épanouir que l'on devait le fait que lui aussi maintenant, Don Fabrizio, voyait dans les habits noirs des danseurs des corneilles qui planaient, à la recherche de proies corrompues, au-dessus des vallons perdus. Il eut envie de lui répondre méchamment, de l'inviter à s'en aller hors de sa vue. Mais ce n'était pas possible : c'était un hôte, le père de la chère Angelica. C'était peut-être un malheureux comme les autres.
«C'est beau, don Calogero, c'est beau. Mais ce qui dépasse tout ce sont nos deux enfants.»
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