Phoibe, orpheline originaire d'Athènes, avait tout juste douze ans. Kassandra l'avait croisée dans les faubourgs de Sami, trois ans plus tôt. Elle lui avait fait l'aumône de quelques piécettes à l'aller. Au retour, prenant ce bout de chou en pitié, elle l'avait ramenée chez elle, nourrie et autorisée à dormir dans la hutte. Veiller sur elle lui rappelait le temps jadis, ces souvenirs diffus d'une douce chaleur intérieure, cette flamme depuis longtemps éteinte. C'en est fini de l'amour, je n'ai plus le droit de me montrer faible.
Si un homme tombe malade en s’efforçant de sauver ce qu’il chérit, est-ce un échec ou la preuve de la force de son amour ?
Sept été durant, j’ai hébergé un secret dans mes entrailles. Une flamme chaude et fidèle. J’étais seule à la voir et, pourtant, je savais qu’elle était là. Chaque fois que je regardais mon père ou ma mère, je sentais cette flamme enfler, et quand je contemplais mon petit frère sa chaleur se propageait à tout mon corps. Un jour, j’ai osé la décrire à mère. « C’est d’amour qu’il s’agit, Kassandra, me murmura-t-elle, aux aguets, comme si elle redoutait d’être entendue. Mais pas celui qui a cours à Sparte. A Sparte, on ne peut aimer que sa terre, sa ville et les dieux. » Elle me serra les mains et me pressa de proférer un serment : « N’avoue jamais ton secret à quiconque… »
Un frisson parcourut l’échine de Kassandra, comme touchée par la main glacée d’un mort.
- Le Culte.
- Ils sont pareils à des ombres. Personne ne sait qui sont leurs membres, car ils se rencontrent en secret et portent des masques pour protéger leur identité. J’ai vu un seul Adepte, et encore il faisait nuit. Son masque le faisait ressembler à un démon.
L’hésitation est le premier pas vers le tombeau.
Kassandra sentit un frisson la parcourir. « Phoibe ? » articula-t-elle en silence, surprise par le besoin subit de savoir que la petite était sauve. La cage autour de son cœur se mit à trembler, secouée par la flamme qui grandissait en son sein.
La brute attrapa les cheveux de sa victime et lui releva la tête pour révéler un visage à demi ravagé : le côté droit n’était que sillons de chair et ruisseaux de sang, l’orbite noir et vide. Il leva le brandon et rapprocha la partie blanche de l’autre orbite. L’œil de l’homme s’agita en tous sens, comme s’il essayait de quitter ce visage, mais il n’y avait aucun échappatoire. Il y eut un grésillement, une odeur de chair brûlée et un « pop » ; l’œil éclata et libéra un liquide blanc mêlé de sang qui traversa la pièce, atteignant Kassandra, pourtant sur le seuil. Il lui fallut toute sa volonté pour ne pas vomir.
Marcher au combat, c’est comme avancer avec des chaînes autour des chevilles. Impossible de faire demi-tour ou de courir… Sauf à vouloir se couvrir de honte. Quant à parer ou esquiver quand on affronte un ennemi solitaire, c’est autrement plus difficile. Tu fais partie d’un mur, misthios, de la machine de guerre spartiate. Et tu ne vas pas te dérober. Il n’est plus question d’entraînement. Tu vas te battre et triompher sur le champ de bataille… ou mourir. (Il soupira, puis poussa un rire de gorge.) Réjouis-toi, misthios ! Vivre en tutoyant ainsi la mort, c’est vivre intensément.
L’homme s’arrêta quand il eut de l’eau jusqu’aux genoux. Il n’avait rien remarqué hormis la sarabande des dauphins, et paraissait ravi de se trouver là, en plein soleil… tandis que Kassandra, elle, commençait à avoir les poumons en feu. Refaire surface tout de suite était la mort assurée. Rester sous l’eau… idem. Des points noirs apparurent en périphérie de son champ de vision tandis qu’elle chassait un nuage de bulles qui remonta comme une meute de rats quitte un navire en perdition.
Je ne serai jamais ce que tu aimerais que je sois. (Il secoua lentement la tête, les lèvres tremblantes.) Les racines sont trop profondes.