Après neuf mois passés dans une cellule, tout
homme sensé et muni d'une somme suffisamment
rondelette pour s'offrir un billet d'avion aurait choisi
pour destination un paradis sur carte postale peuplé
de jeunes indigènes aux peaux douces et aux tarifs
low-cost, type Seychelles, Saint-Domingue ou Pat-
taya. Mais cela faisait des lustres que John Lee Quid
ne ressemblait plus, de près ou de loin, à un homme
sensé. Il était donc en route pour un pays miséreux
et rempli de bigots fanatiques, qui plus est en com-
pagnie d'un Boniface Bontoz plus en forme que ja-
mais, descendant mignonnettes sur mignonnettes et
laissant traîner ses grosses paluches sur les saris des
hôtesses d'Air India. Un tableau pathétique, auquel
il fallait ajouter comme cerise sur ce gâteau vitriolé
l'objectif de ce voyage improbable. Mais cela, Johnny
évitait de trop y penser, de peur de réaliser ce qu'il
était en train de faire... Afin de passer le temps pen-
dant le vol, il avait arraché des mains de son voisin
un petit guide touristique et découvert deux ou trois
choses pas inintéressantes à propos de la contrée du
troisième monde qu'il s'apprêtait à fouler de son au-
guste pied. Ce concept de caste, de supériorité innée
et inamovible, ça le touchait droit au cœur. Enfin, un
peuple qui comprenait l'essence du combat qu'il me-
nait depuis tant d'années. Enfin, des hommes qui
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avaient compris qu'ils ne naissaient pas égaux, ni en
droits, ni en devoirs. Autre détail, d'après les photos
du bouquin et les visages autour de lui, la moustache
avait visiblement été érigée en socle fondateur de
cette jeune démocratie de droit divin. Un choix plein
de bon goût et de bon sens, à n'en point douter. Ce
bref sirocco d'optimisme s'évapora à l'arrivée à
l'Indira Gandhi Airport de Delhi. La Santiag à peine
posée sur le tarmac, John tira un certain nombre de
conclusions. Si le port de la moustache était ici obli-
gatoire, ce n’était pas à des fins esthétiques mais hu-
manitaires, afin de limiter au maximum la surface de
peau visible sur ces visages disgracieux.
—Mon Dieu, mais qu'ils sont laids.
Ce furent les premières paroles du prophète
en arrivant aux Indes. Non seulement ils étaient
laids, mais ils étaient nombreux. Peu importe le
chiffre, c’était trop. Ils semblaient d’ailleurs tous
frères et sœurs, fruits d’une consanguinité dégéné-
rée, nés avec des claquettes aux pieds et des oreilles
anormalement disproportionnées. Lorsque le poste-
frontière s’adressa à lui, Johnny mit de longues se-
condes à réaliser que l’individu en question s’expri-
mait en anglais. Ainsi, dix minutes après son arrivée
sur ces terres inconnues, notre héros était déjà en me-
sure de dresser le portrait de ce peuple primitif, naïf,
blagueur et joyeux. Imbéciles et heureux. En gros,
des gamins inoffensifs dont l'allégeance totale et sans
condition ne serait pas bien compliquée à entériner.
Une fois installé dans la voiture, Hassan laissé derrière nous dans un nuage de poussière, Asia se détend. Incroyable comme tout son être peut se modifier en quelques minutes, sans lui.