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Citation de Anouschka


En tant que thérapeute, de quel type de savoir suis-je détenteur? Ce que je fais est démodé, un peu décalé comparé à ce qu'offre désormais la médecine d'un point de vue technologique et scientifique. Bien que je ne fasse aucun examen et ne prescrive aucun médicament, je suis comme un médecin traditionnel dans la mesure où je soigne la personne dans son ensemble plus que la seule maladie. Au fond c'est moi qui suis le médicament et je constitue une partie intégrante de la cure. Non pas que les gens souhaitent réellement guérir. La maladie leur apporte plus de satisfactions qu'ils ne peuvent en supporter. Les patients sont des artistes inconscients de leur propre malheur. En fait, ce qu'ils appellent leur symptôme n'est autre que leur vie. Et ils ont intérêt à l'aimer!

Il y a des gens qui préféreraient se faire tuer plutôt que de parler. Mon rôle se limite à laisser le sujet parler pendant un long moment. Chacun de nous deux prend ce qui se dit au sérieux, sachant que même quand les gens disent la vérité, ils mentent et que, quand ils parlent de quelqu'un d'autre, ils parlent d'eux.
Je pose des questions concernant la famille, en remontant jusqu’aux grands-parents. De nos jours, vers quoi les gens qui souffrent peuvent-ils se tourner pour endiguer les désordres de leur désir?
Quand on y réfléchit bien, qu'est-ce qui déclenche l'entrée en analyse? Une chose éminemment humaine: la reconnaissance d'une douleur inexplicable et une certaine forme de curiosité pour sa vie intérieure. Comment une analyse pourrait-elle ne pas être difficile ? Avoir vécu de telle manière pendant des années, des décennies même, et puis essayer de tout défaire par la parole, ce n’est pas une mince affaire. D’autant que ça ne réussit pas à tous les coups. Il n’y a aucune garantie de quoique ce soit, et c’est bien ainsi. Il y a toujours un risque.
Malheureusement, et cela en surprend plus d’un, faire une analyse n’aide pas nécessairement à mieux se comporter, ni à être meilleur. A l’inverse on peut devenir plus empoisonnant, pus polémique, plus exigeant, plus conscient de ses désirs et moins susceptible de subir l’emprise des autres. En ce sens, la psychanalyse est subversive et libératrice. De fait il y a peu de gens qui, une fois vieux, se disent qu’ils auraient voulu vivre une vie plus vertueuse. D’après ce que j’entends dans mon cabinet, la plupart de mes patients regrettent de ne pas avoir commis davantage de péchés.
Plus tard au cours de ma promenade, je me suis demandé pourquoi je sentais qu’il fallait que je me méfie de la « normalité ». Ce qu’il y a de frappant dans la normalité, c’est qu’elle n’a rien de normal. La normalité n’est pas autre chose que la dénomination bourgeoise de la folie ordinaire. En analyse, la plupart du temps, « l’enfant normal » désigne l’enfant sage et obéissant, celui qui veut surtout faire plaisir à ses parents et qui se crée ce que Winnicott a appelé un « faux self ». D’après Henry, l’obéissance est un des problèmes de ce monde, elle n’en est pas la solution, comme beaucoup ont pu le penser. Mais se peut-il qu’il existe une définition du normal qui ne soit pas synonyme d’ordinaire ou de terne ? Ou qui ne soit pas normative, ou ridiculement guindée ?

Je me rappelais une histoire à propos de Proust qui, à la fin de sa vie, tournait désespérément les pages de la Recherche et constatait combien tous ses personnages étaient excentriques, voire anormaux. Comme si on pouvait écrire un roman, ou même fonder une société, à partir d’éléments fades et strictement conventionnels. Et puis il y a ceux qui couchent à droite à gauche, les frigides, les paniqués, les abusifs et les abusés, ceux qui ont le vertige, ceux qui se tailladent, ceux qui s’affament, ceux qui se font vomir, ceux qui se sentent pris au piège et ceux qui se sentent trop libres, les épuisés et les hyperactifs, et les enchainés à vie à leurs bêtises. J’entends les récits de tous. Je suis l’assistant de l’autobiographe, la sage-femme des fantasmes, je rouvre les anciennes plaies, je libère la parole et la transforme en art érotique, je démasque les vérités illusoires. L’analyse rend le familier étrange, elle nous conduit à nous demander où s’arrêtent les rêves et où commencent la réalité – si tant est que la réalité commence jamais.
J’ai rencontré mon premier analyste, un Pakistanais du nom de Tahir Hussein, quelques mois après avoir quitté l’université, alors qu’avec Ajita, les choses avaient pris une tournure plus que singulière. Ajita et moi nous étions quittés sans imaginer que nous ne nous reverrions pas. Nous n’étions pas brouillés. Notre amour ne s’était pas épuisé. Il avait été violemment interrompu.
Toutes ses déclarations d’adoration me manquaient. Ses baisers, ses éloges, ses encouragements et cette façon qu’elle avait de dire « merci, merci » quand elle jouissait. De toutes les femmes que j’ai connues, elle était le plus inoubliablement tendre, vulnérable, désinhibée, pareille à une beauté espagnole de Goya, ses longs cheveux noirs dissimulant son visage quand elle s’occupait de ma verge. Elle m’appelait son joli garçon, disait qu’elle aimait ma voix, qu’elle trouvait « bien timbré ».

Je l’avais attendue pendant des mois, pensant qu’un jour elle réapparaitrait. Je la voyais dans la rue, dans des trains en partance, dans mes rêves et mes cauchemars. J’entrai dans un bar et elle était là, à m’attendre. Je l’entendais qui m’appelait, avec son léger accent indien, de mon lever à mon coucher.
Cependant j’avais bien reçu le message qui était plus que clair, finalement : elle n’était plus intéressée. Elle m’avait dit qu’elle m’aimait mais, en définitive, elle ne voulait pas de moi. Ajita était partie. Je n’avais pas envie de guérir, mais il le faudrait bien un jour. En ce moment, elle devait être avec un autre homme, peut-être était-elle mariée. Pour elle, j’étais de l’histoire ancienne et j’imagine qu’elle m’avait plus ou moins oublié.
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