Un de mes professeurs, Henri Rougier, m'encouragea à suivre mes intuitions et mon goût spécifique. Il était un professeur extraordinaire, un géomorphologue, spécialiste des paysages alpins, en particulier du pays de Zermatt, qu'il aimait avec éblouissement et science. Il écrivait : " Le paysage est l'une des données essentielles de la science géographique. Partout sur la planète, il exprime l'aboutissement - à un moment précis - du canevas interrelationnel existant entre les milieux naturels et les sociétés humaines." Cette conscience des interactions entre Nature et humain ne m'a plus jamais quittée.
Je fixais intensément ces traces du passé et me souvenais de ma propre découverte de la Mer de Glace. J'ai douze ans en l'an 2000 et moi aussi, dès mon plus jeune âge, ai pris le train pour Montenvers. Ma Mer de Glace s'atteignait en descendant plusieurs centaines de marches, les photos que l'on prenait alors montraient un glacier grisailleux, comme dégonflé dans ses moraines. Il perdait, et perd encore, chaque année 8 à 10 mètres d'épaisseur à son front et se raccourcit au moins d'une trentaine de mètres.
J'ignorais qu'il serait bientôt en France et dans le monde l'un des symboles les plus éloquent du réchauffement climatique.
Le fantôme du Trient nous l'enseigne, tous ces glaciers alpins sont en voie d'extinction. Leur retrait, lent et catastrophique, tue, déstabilise nos montagnes et nos infrastructures humaines.
D'ci la fin du siècle, la très grande majorité des glaciers alpins pourrait avoir disparu, les conséquences seront dramatiques.
Dépasser 1,5 C de réchauffement a des conséquences très concrètes.
Ainsi, pour nos glaciers des Alpes, dépasser 1,5 C de réchauffement signifie voir disparaître la glace de nos montagnes d’ici la fin du siècle. Rappelons que ces glaciers sont nos châteaux d’eau, qu’ils permettent la production d’hydroélectricité, d’irriguer nos cultures, de maintenir le débit des rivières et de refroidir nos centrales nucléaires pendant l’été.
Au-delà des Alpes, 3,5 milliards de personnes sur Terre dépendent de l’eau des glaciers.
Pour nos calottes polaires, nos inlandsis, le Groenland et l’Antarctique, rester sous les 1,5 C limiterait l’augmentation du niveau des océans de 2 à 3 mètres sur les prochains siècles, alors que dépasser les 2 C de réchauffement par exemple nous garantit une augmentation rapide et très importante pouvant dépasser les 10 à 20 mètres.
Plus les températures augmenteront, plus la météo sera imprévisible, plus les tempêtes, les canicules, les sécheresses, les chutes torrentielles de pluie, de neige, de grêle, les vagues de froid, les dômes de chaleur, seront fréquents et longs, parfois très localisés, parfois affectant des pays entiers. Et plus les phénomènes seront imprévisibles et extrêmes, plus incertaines seront les récoltes, plus fragiles seront les Etats, plus troublée sera chaque destinée humaine. L'avenir, d'année en année, plus flou.
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« Les glaciers sont les meilleurs baromètres du climat, car ils réagissent très vite aux changements de température. Ils rendent visible l’invisible. Ce sont des ancêtres qui nous racontent le monde d’hier et de demain si nous savons les interroger. »
Ouest France 07/05/2023 interview Camille DA SILVA.
Nous, êtres humains de la troisième décennie du XXI e, nous sommes semblables à quelqu'un qui se réveille, sent une odeur de brûlé, puis se rendort en se disant qu'au matin il aura bien le temps d'aller voir ce qui se passe. Parce qu'il entendrait des cris s'il y avait vraiment le feu. Semblables à celui qui aperçoit les lueurs d'un incendie sous sa porte et ne bouge pas, parce qu'il y a un gardien dans l'immeuble dont c'est le job d'appeler les pompiers. Quelqu'un qui ferme les yeux et pense que pour le moment tout va bien.
Quelqu'un qui refuse le réel. Se réveiller, se mettre debout est une acceptation, c'est à dire l'intégration de la réalité dans la conscience. L'acceptation délivré du chagrin et libère l'énergie pour sauver ce qui peut l'être.
En 2002, lors du IV sommet de la Terre, Jacques Chirac avait déclaré, face à un parterre de chefs d'Etat sidérés : «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs!. » II me vient l'idée amère que les scientifiques et moi-même dans le lot, nous ne regardons pas ailleurs. Au contraire, nous observons l'incendie avec beaucoup d'attention. Nous mesurons la hauteur des flammes, leur température, la fragilité des matériaux qui brûlent... Nous publions ces résultats dans des revues scientifiques, pensant que cela suffira à arrêter l'incendie. II faudra bien plus que de l'encre et du papier pour l'éteindre.
L’expérience n’a pas seulement refondé ma relation avec mon corps, elle a élargi ma réflexion.
Nous croyons habiter la Nature. Sa beauté éveille des sentiments très enfouis, nous relie à des émotions d’avant les mots et nous fait exulter, mais celle-ci l’ignore. Elle ne nous accueille ni ne nous repousse. Elle n’est ni bien ni mal disposée à notre égard, elle n’a ni colère ni bienveillance. C’est à nous, humains, nous seuls, qu’incombe la responsabilité de notre survie
À nous seuls de nous poser des limites pour ne pas être balayés par sa force souveraine et indifférente.
Cela vaut pour tous les êtres humains quand ils se croient invincibles – ainsi Johannès et moi, dans l’orgueil de nos vingt ans –, lorsqu’ils affrontent les éléments naturels trop sûrs d’eux et de leur puissance, quand ils s’imaginent vivre sans danger et qu’ils ne font que vivre au-dessus de leurs moyens.
Le grondement de l’avalanche était un rappel à l’ordre.
Sur ce bateau, nous faisons tous semblant. Tous, sincèrement, déplorent la fonte des glaciers, l'altération des paysages, le danger de la hausse des océans ou des difficultés croissantes que les manchots empereurs rencontrent avec le recul le la banquise.
Tous se lamentent, de bonne foi, sur la disparition annoncée de ce qu'ils ont observé en dix jours de croisière, tout en rejetant par cette croisière même, par leur présence, la quantité de CO, quils devraient, chacun d'eux, rejeter en un an, pour que les glaciers fondent moins vite...
Tous se désolent mais ne changent rien à la trajectoire de leur existence.
Et moi ? Je ferme le micro. Je ne monterai plus à bord de paquebots de tourisme polaire. C'est un non-sens.
Pire : la métaphore de la schizophrénie de notre système.
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