Hélène Lapierre

Comment se présenter? Il ne peut pas aller droit au but en avouant sans détour :
Bonjour, madame. C’est moi qui ai fracassé votre fille,
et je lui ai promis de prendre soin de vous.
C’est fou, complètement fou!

Deux jours, deux nuits, dans un écrin d’or. Deux jours sans épée de Damoclès au-dessus de la tête. Sans la peur qu’elle oublie le fer à repasser sur son plus beau chemisier, sans la peur qu’elle laisse un chaudron vide sur un rond de poêle allumé, un incendie est si vite déclenché, ou une inondation, on a le choix, un robinet laissé ouvert, un évier qui déborde, ou un bain. Deux jours sans se demander ce qu’elle a décidé de mettre à la poubelle dans une nouvelle fringale de ménage, ou encore devoir deviner dans quel lieu inusité elle a rangé la moutarde, le beurre, le sel, le pain, son livre, ses lunettes, ses chaussures, même le balai.

Heureusement, elle est seule. Pas de témoin pour commenter, en rajouter, avoir peur à sa place et finalement être malheureux. Elle regarde autour, observe, cherche des repères. Descend de la voiture, va voir le nom de la rue. Rue des Pignons verts. « Je ne suis jamais passée par ici. » Aucune lumière ne s’allume dans sa tête. Elle a tellement tourné en rond qu’elle en a perdu la boussole. Perdu le nord, c’est le cas de le dire. Elle se rassoit au volant. Ce n’est pas drôle, mais elle a juste envie de rire. Rire d’elle-même, avec elle-même.

Comme un bébé. C’est la pensée qui monte en elle en même temps que les larmes. La vie commence, la vie se termine. De la même façon. Quel ange la prendra dans ses bras ? La bercera, lui chantera les chansons qu’elle aime ? Elle va demander à sa sœur Madeleine de lui enregistrer des chansons qu’elle pourra écouter. Elle fera une liste. Ses préférées. Les récentes. Mais aussi celles de son enfance. Elles lui serviront de berceau quand elle sera seule. D’armure contre la solitude.

Décidément, ces femmes le redressent. Elles font de lui un homme de nouveau habité, un homme qui peut être apprécié. Il éprouve de la gratitude. Comme si elles étaient toutes et chacune un petit morceau de Françoise en train de réparer ses ailes brisées. La rivière reprend son cours.

C’est grandiose, c’est fou, c’est beau, toutes ces vies de papier achetées, adorées, dévorées par son amie au fil des ans. Des livres tout soulignés, barbouillés, annotés. Quand elle lit, Françoise ne fait pas dans la légèreté, elle travaille, apprend, emmagasine des pans de beauté. Avant de les enfermer dans des boîtes bien scellées, avant de les voir disparaître selon le désir de son amie, Simone veut inventer un genre de rituel accompagnant leur départ, envelopper les dépouilles d’un élan d’affection.

Ceux qui parlent trop fort, ou tous en même temps, ou juste trop de monde, trop d’étrangers, ou des nouvelles trop mauvaises, comme un avion qui explose sous les tirs de missiles, un virus qui se répand, qui tue, qui menace la planète… Il s’applique à ne pas laisser entrer les envahisseurs. Voudrait une protection autour d’eux, c’est lui son garde du corps et de l’esprit, celui sur qui elle peut compter, il se répète qu’il y a elle, qu’il y a lui autour d’elle, comme une coquille fragile…

Observer l’évolution des travaux en cours sur la rue Principale. Avoir la sensation d’être dans le monde, d’encore faire partie à part entière de la vie qui tourne en dehors d’eux. Oups, une petite puff de culpabilité. « J’espère que Françoise est correcte. » Elle a toujours défendu son espace, réclamé du temps à elle. Sa précieuse intimité avec elle-même. Ça doit aller. Lui faire confiance. Ne pas la surprotéger. Ne pas enfermer trop vite la vie dans un placard. Elle serait d’accord.

Il est déjà en route. Contrer l’impuissance, abattre l’ennemi. Gagner la partie. Pas question de perdre. C’est un homme. Un vrai. Solide et fragile. Démuni sans elle, son phare dans la nuit. Celle qui réfléchit, qui donne de la profondeur et de l’élévation à leur vie. Il pense à ce jour où leurs regards se sont croisés pour la première fois, où sa main à elle s’est doucement posée sur son épaule. Foudroyé, il ne pouvait faire autrement que de l’accueillir passionnément.

De ces douceurs qui flottent autour d’elle comme des flocons blancs. Sur ses épaules, dans ses mains ouvertes. Elle n’a jamais connu de se laisser ainsi dorloter. Il lui fallait la maladie. Cette maladie. Qui la libère de sa tête, et par le fait même de sa force de sa raideur de ses devoirs de ses responsabilités de sa rectitude du bien faire de l’aide à apporter à tous et à chacun elle ramollit n’est plus capable de résister se montre vulnérable ouvre son cœur.