Homeira Qaderi

[Au cours de l'invasion soviétique de l'Afghanistan]
Pendant les cessez-le-feu, nous allions ramasser des pommes de pin ou courir entre les tanks et jouer à cache-cache avec les garçons. Souvent, quand ils étaient introuvables, les soldats russes m'indiquaient leur cachette du haut de leurs tourelles. Je me souviens que chaque fois que je trouvais un garçon, ils applaudissaient en criant, le visage rouge comme une tomate tellement ils riaient. J'ai compris pourquoi l'armée soviétique s'appelait l' "Armée rouge".

Les Russes ont quitté l'Afghanistan en février 1989. La veille, les hélicoptères survolaient la ville comme des dragons ailés furieux et nous courions nous abriter dans le noir. Le lendemain, le ciel était infiniment bleu et plein de colombes, de moineaux et de mainates profitant de leurs ailes après des années de clandestinité.

Elle avait plus d'histoires de monstres que de perles sur son tasbeh. Elle me les racontait pour m'empêcher de jouer avec les garçons, de me couper les cheveux, de porter des jupes courtes, de grimper aux arbres, de parler à la voisine de l'autre côté du mur, de rire à gorge déployée et de me disputer avec elle.
Elle était persuadée que la plus difficile des missions que le tout-puissant pouvait confier à quiconque était d'être une fille en Afghanistan.

Quand j'étais petite, je n'avais aucune envie d'être une fille. Je n'avais même pas envie que mes poupées en soient. Je me souviens, je connaissais plus de chemins menant en enfer que de rues menant chez moi.

L'inconnu s'est présenté à lui derrière le rideau en expliquant qu'il était venu remplir l'acte de naissance du nouveau-né pour compléter son dossier. « C'est une fille ou un garçon ? » a demandé l'intrus. J'ai senti l'excitation de ton père. « C'est un fils-roi », a-t-il répondu. « Son nom ? - Siawash. » De toute évidence, cet homme était en train de remplir les fiches jaunes qui correspondaient aux actes de naissance.
Il a voulu connaître le nom de ton père, puis le nom du père de ton père. Il a demandé les différents certificats du gynécologue. Ton père est venu prendre les papiers sur la table à côté de mon lit pour les lui remettre. J'ai entendu l'inconnu feuilleter les papiers.
Quelques instants plus tard, il avait fini de remplir ses fiches, il a félicité ton père et il est parti.
Tu étais en train de téter. Ton père a ouvert le rideau, l'acte de naissance jaune à la main. Je l'ai pris et j'ai lu. Il comprenait ton nom, celui de ton père et celui de ton grand-père. Personne ne m'avait demandé le mien. Je ne comptais pour rien. Je t'ai regardé et j'ai eu envie de te cacher dans mon ventre pour qu'ils sachent que tu étais aussi mon fils.
J'ai donné l'acte de naissance à ma mère. Elle l'a lu en poussant un long soupir. Elle était bouleversée mais peu surprise : c'était une femme et elle avait vécu toute sa vie en Afghanistan.
(P. 35)

L'Afghanistan est le pays des balles invisibles et de la mort annoncée, le pays des destins brisés et d'une jeunesse malheureuse, sans espoir, en quête de rêves qui ne se réaliseront jamais. Voilà que [...] ma mère [...] et ma grand-mère [...] me disaient de mon pays natal quand j'avais quatre ans à peine [càd en 1984].

Dans les livres que nous avions remontés de la cantine, il n’y avait pas de burqa. Pas de filles que l’on fouettait avec des branches de grenadier ou que l’on échangeait contre des chiens de combat. Pas de filles que l’on offrait au vieillard le plus pieux de la cité. Pas de filles battues qui préféraient se jeter dans un puits plutôt que d’être lapidées à mort. Il n’y avait pas non plus de fillettes que leur père obligeait à porter des vêtements de garçon et à jouer le rôle du fils de la famille. Dans ces livres-là, les femmes n’allaient pas confier leurs histoires à l’eau du fleuve ni parler aux morts des cimetières pour fuir la solitude.

Mon fils chéri, c’est ton anniversaire et je suis seule, comme tous les voyageurs du monde. Mais je suis une voyageuse qui n’a pas eu le droit de dire au revoir ni d’embrasser une dernière fois le visage de celui qu’elle adorait et abandonnait derrière elle. Une voyageuse qui s’en est allée avec une grande valise, vide et lourde. Si je supporte la douleur de tant de jours passés loin de toi, je ne peux pas supporter celle d’être séparée de toi le jour de ton anniversaire.

— Homeira, pour une fois, écoute-moi. Combien de temps tu vas te battre contre le monde entier ? Quand est-ce que tu vas lâcher ? Cette fois-ci le bout de l'épée est pointé vers ton œil. Si tu insistes, tu risques de te retrouver aveugle. Ma petite-fille, ton refus ne résout rien. C'est un homme, il fait ce qu'il veut. Son Dieu et son Prophète le lui permettent. Tu te bats contre lui ou contre Dieu ?
- Contre les deux, al-je répondu en sanglotant.
Nanah-jan avait beau comprendre mon malheur, elle m'a rétorqué :
- Ces traditions sont les piliers de cette terre. Si tu les détruis, tout s'écroulera autour de toi. Ils te prendront ton fils et t'infligeront une peine et une souffrance inimaginables. Du point de vue juridique, ils jugeront que ton fils appartient à son père, et tu ne seras plus là pour l'épauler s'il est malheureux.
Tu dois accepter ce nouveau mariage et cette nouvelle identité au nom de ton fils.
— Je mourrai de chagrin.
— La douleur sied aux femmes. Tu devrais l'accepter pour ton confort. Tu ne peux pas comparer une vie de femme à une vie d'homme. Tu verras, tes yeux et tes oreilles s'habitueront à la présence d'une seconde épouse, je te le promets. N'aie pas peur. Toutes les femmes ont du mal, mais quand ça leur arrive elles l'acceptent.
(P. 213)

Notre objectif n'a pas changé : lutter contre la misogynie, y compris celle des talibans. Je me suis battue en Afghanistan, où j'étais le cri jaillissant du donjon du patriarcat.
Aujourd'hui je suis en Amérique et je ferai entendre la voix étouffée des femmes de mon pays à travers mes livres, mes histoires et ma résistance. Le monde entier doit prendre la mesure de nos souffrances.
(P. 226)