Gérard, le conducteur de la charrette, n’en croyait pas ses yeux. Non seulement s’était-il époumoné à crier « Gare ! » pour que les deux piétons se poussent du chemin sans rien obtenir, mais voilà qu’ils s’embrassaient, maintenant !
Eh bien, s’ils voulaient passer sous les sabots et être achevés par les roues, ainsi soit-il ! Lui n’avait pas le temps de se soucier d’amour et d’eau fraîche. Plus le temps. Déjà qu’il avait dû louer cette carriole pour aller lui-même chercher la farine parce que son livreur n’avait pas décuvé à temps pour lui apporter la marchandise… Qu’une fois au moulin, le vieux meunier n’avait pas eu la quantité nécessaire et n’avait rien pu faire à cause d’un axe qui avait cassé… Qu’il avait fallu attendre après un forgeron mollasson qui avait pris tout son temps, mais vraiment tout son temps pour réparer l’affaire… Marre !
— Que ces deux-là se poussent ou crèvent, peu m’en chaut ! J’ai des commandes à honorer, des factures à régler, moi ! Dégagez, tas de faignants !
Aussi Gérard fut-il tout surpris et dut-il s’agripper en catastrophe à son siège pour ne pas être éjecté lorsque l’attelage évita d’un bond latéral le couple.
Tétanisé sur son banc, les muscles tremblants, il n’eut pas même le temps de songer à une insulte qu’il se trouvait loin.
— Petite, je te confie la maison. Si tu parviens à lire ces maudits ouvrages, prête grande attention aux notes et n’hésite pas à utiliser les talents de notre décodeur sur pattes. Ce sont des enseignements récoltés au péril de plusieurs vies ; ils pourraient épargner la tienne.
Il la repoussa gentiment et se dirigea vers la porte. D’un claquement de doigts, il se retrouva vêtu de sa tenue de voyage ainsi que d’une robe couverte d’une centaine d’yeux, certains ouverts, d’autres mi-clos, tous vivants. Derrière lui, sa disciple s’enquit :
— Qu’allez-vous faire ?
— Je vais sauver le monde, je reviens juste après. Essaie de garder la cité en un seul morceau, petite.
Et d’un autre claquement de doigts, il disparut.
Avec ses cent cinquante-trois ans, il se faisait trop vieux pour ces niaiseries. Mais il était un gnome, et les gnomes jamais ne refusent un moment de franche rigolade. La vie permettait de s’amuser de tout, y compris lors de l’assaut d’un navire de guerre mené par un peuple inconnu, au milieu d’un horizon bleu infini, sans l’espoir d’aucune aide en cas de blessure.
Le Temple du savoir était le seul lieu de l’univers à n’avoir pas d’aspect extérieur. En dépit de tout le bon vouloir des architectes, pas un n’avait résolu la complexité de l’agencement de pièces dont la taille comme le nombre évoluaient sans cesse. Le paradoxe se résumait ainsi : on y était, ou on n’y était pas ; on ne le contemplait jamais.
De coutume, les militaires détestaient déjà les mercenaires, au motif que la loyauté ne s’achète pas. Alors quand il s’agissait d’aventuriers, cette engeance non seulement cupide, mais capable de tous les malheurs du monde, leur dégoût se transformait en hargne, si bien qu’ils n’opéraient jamais de concert, ou jamais bien longtemps.
— Non mais je vous jure !
— Ne me jurez rien, je ne suis pas un prêtre ! s’amusa Gonthier.
Interloquée, la serveuse sembla se demander si tous les couillons de Paris s’étaient donné le mot aujourd’hui. Mademoiselle T. lui conseilla :
— Ne faites pas attention à ce qu’il dit, c’est de l’humour little endian.
— La moitié d’entre nous manie des épées plus contondantes qu’autre chose, analysa Yohan. Le reste combattra à mains nues. La donne semble identique chez nos ennemis.
— Mieux vaut ses mains que l’on connaît depuis tout petit que de secouer un fer comme un manchot, assura Bertrand avec une pointe d’humour.
Au bout du bout, l’homme doit faire un choix. S’il a l’impression de ne pas être libre, c’est parce qu’il a choisi il y a bien longtemps, et qu’il ne lui reste plus qu’à réaliser ce qu’il est vraiment. Alors, tout devient clair et aisé.
Je ne peux pas davantage recourir à mes diseuses que toi, à tes prêtres. Une prophétie, je te dis. Ça ne doit pas être bien difficile à écrire, tout de même ! Plein de mots obscurs qui ne prennent sens qu’après les faits.
L’homme a ceci de réjouissant qu’il se fait vite à tout ce qui lui rend la vie plus aisée ; pour le ramener à sa vie d’avant, plus dure, mieux vaut déplacer des montagnes, c’est plus facile.