Delia n’avait pas voulu connaître les détails des sévices qu’il avait subis dans son enfance. Les cicatrices des brûlures sur ses bras étaient encore visibles. Elle n’avait pas besoin d’en savoir plus sur un enfant qui avait vécu un tel traumatisme. Ira faisait partie des survivants. Il était passé d’une famille d’accueil à l’autre jusqu’à ce qu’un couple se propose de l’adopter. Sa mère biologique était morte d’une overdose, et son père biologique, aujourd’hui en prison, avait miraculeusement renoncé à ses droits parentaux. Un homme comme Ira percevait le moindre change-ment dans l’air, car petit, il avait appris à se montrer vigilant, à guetter les signes de danger venant des adultes. Maintenant, il était capable de sentir venir une crise, avant même le principal intéressé.
La première année, Delia avait utilisé de la levure industrielle, avant d’apprendre à la fabriquer elle-même. Elle avait rapidement compris le cycle de vie de cette matière vivante, qui s’alimentait directement dans l’atmosphère, se nourrissant des molécules d’air salé, de l’humidité riche en fer de la pluie, et respirait. Tout cela formait une levure naturelle. Elle laissa les organismes évoluer dans la farine et l’air humide de l’Atlantique, et avec les renvois occasionnels de Baxter, c’était toute une vie micro-organique qui tourbillonnait dans leur cuisine. Quand elle restait silencieuse, fenêtres fermées et musique éteinte, elle entendait l’infime exhalaison de la fermentation.
Pire, la tyrannie des hallucinations de leur père faisait d’elles les otages des envahisseurs, que lui seul pouvait détecter. Et les témoins des terribles remords de leur père. Dès qu’il prenait son traitement, il se rendait compte avec stupeur de la gravité de sa maladie. Les crises et les médicaments se liguaient pour l’empêcher d’écrire. Lorsqu’il était aux prises avec ses démons, il en résultait une logorrhée de phrases incomplètes et incohérentes.
Porter les animaux encore endormis dans ses bras. Elle n’avait pas d’enfant et n’avait jamais senti un bébé contre sa poitrine. Bien sûr, il n’était pas question de comparer un chat ou un chien fraîchement stérilisé à un bébé, mais ça l’émouvait. Elle protégeait un animal vulnérable, incapable de prendre soin de lui, à cause de l’opération. Rien à voir avec son travail d’assistante sociale au centre de la protection de l’enfance.
Ce qu’elle craignait, c’était la rancœur, ce sentiment inavouable, que personne ne devrait ressentir. Certains jours, elle se sentait étouffer, et ne parvenait pas à se débarrasser de ce mélange d’amour et de ressentiment. Cette combinaison inappropriée lui serrait le cœur comme du bœuf séché. Il lui arrivait d’être jalouse de sa petite sœur, c’était insupportable. Elle était prête à tout pour évacuer cette médiocrité latente.
Ce genre de meurtres est lié à la jalousie ou à la drogue, mais je parierais pour la deuxième option. Je n’aurais pas dit la même chose il y a quinze ans, ou même dix ans. Le trafic de drogue, principalement l’héroïne, est comme une moisissure qui se répand par la voie des airs et s’infiltre dans tout le pays. On a trouvé des traces d’héroïne sur les corps.
Quel est le risque d’être schizophrène lorsque l’un de vos parents l’est ? Delia connaissait les statistiques par cœur. Elle le savait depuis qu’elle avait suivi des cours de psychopathologie à l’âge de vingt ans. Treize pour cent. Juniper et elle avaient treize pour cent de chance de porter un chapeau en aluminium pour se protéger des ondes radio.
Elle avait passé son enfance à guetter le moindre changement d’humeur chez son père, qui le transformerait en un homme terrifié, et terrifiant, très loin de son vrai père. Protéger sa petite sœur de la paranoïa était naturel. Après l’incendie, son rôle était de veiller sur J Bird. Mais aujourd’hui, pouvait-elle enfin se libérer de cette contrainte?
Les gros chiens menaient une existence intense, mais courte.
Se pourrait-il, se demandait Juniper, que son chien soit capable de transmettre
son ADN, que Baxter trouve une charmante femelle à son goût, et qu’au moment
approprié, le couple à quatre pattes engendre une portée de chiots ?
Jeune, Ben était un grand sportif, mais il n’avait pas réussi à s’adapter aux sports que l’on peut pratiquer en prenant de l’âge, comme le tennis ou le vélo, sans parler des disciplines plus ésotériques comme le tai-chi. Ses années de football américain au lycée lui avaient valu une opération récente du genou. Six mois après, il boitait toujours.