En deux ans, Georges n'était certes pas devenu flegmatique, ni n'avait encore acquis cette puissance sur lui-même qui devait être dans l'avenir une de ses grandes forces ; mais il savait déjà qu'il faut se connaître toujours et se vaincre quelquefois.
— Les gens d’ici disent que je suis un rêveur, répondit-il à cette question muette. Eh bien ! oui ! j’ai rêvé de créer un canal qui ira s’amorçant à la Garonne aux portes de Toulouse, traversera tout notre pauvre pays si sec, si aride et ira rejoindre la mer Méditerranée par l’étang de Thau, près de Cette, créant ainsi par le fleuve et le canal une communication constante entre les deux mers.
L’eau, c’est la richesse d’un pays.
J’ai rêvé de remplacer les marais, les terrains incultes qui couvrent une partie du Languedoc par des cultures qui enrichiront cette province. J’ai rêvé d’amener l’abondance avec le commerce.
J’ai rêvé que le détroit de Gibraltar cesserait d’être un passage forcé pour les marchandises françaises, et qu’elles ne payeront plus tribut au roi d’Espagne, mais au roi de France !
N’est-ce pas une grande idée, Pierre ?
— Oh ! monsieur Riquet, c’est grand ce que vous voulez faire là ! s’écria Pierre avec admiration. Et personne avant vous ne s’était avisé de ça ?
— Si, Pierre, si ; d’autres, avant moi, avaient fait des projets de canaux, mais ces projets, mal digérés, mal compris, n’ont jamais été réalisés.
Selon les calculs de Dupont de Nemours, en 1797, le canal avait augmenté de vingt millions le revenu des propriétés territoriales de cette partie de la France, et produit au trésor public en taxes et impôts divers, en un siècle, au moins cinq cents millions.
Écrivain économiste, ami de Turgot, député en 1789 aux états généraux, membre de l’Institut.
Toute cette prospérité, la France la devait à un seul homme.
À un homme dont un de ses descendants, M. le comte de Caraman a dit excellemment :
« Étranger aux sciences qui forment un ingénieur habile, Riquet n’avait pour lui que l’enthousiasme né d’une grande idée, le sens droit qui en découvre toute la partie, une âme forte qu’aucun obstacle ne pouvait décourager et un dévouement sans bornes aux intérêts de son pays».
Belles paroles qui résument admirablement le caractère du créateur du canal du Languedoc. Oui, il fut dévoué à son pays, oui, il sacrifia sans réserve sa fortune à la prospérité de ses concitoyens ; et nous devons honorer, comme un des grands hommes de notre patrie, Pierre-Paul Riquet.
— Que faites-vous donc construire là ? demanda l’archevêque curieusement.
— Monseigneur, répondit Riquet, ce que vous apercevez,
c’est la bête noire de ma femme. Il n’est donc pas étonnant qu’elle veuille éloigner votre grandeur de ce monstre.
— Quel monstre, mon ami ? reprit l’archevêque.
— Mon canal, monseigneur, qui s’achève en ce moment.
— Quel canal ?
— Comment ? ma femme ne vous a pas déjà parlé, pour
vous prier de m’ôter ce projet de la tête ? elle prétend que depuis que j’y songe, je ne m’appartiens plus, que je suis tout à ma bête. Et mesdemoiselles mes filles m’en veulent fort, j’en suis sûr, de les forcer à quitter Toulouse et leurs amies pour les enterrer à Bonrepos, toujours à cause de mon canal.
— Mon père, répondit gaiement Marie, l’aînée des jeunes
filles, votre projet ne peut pas nous enterrer. À la rigueur il ne pourrait servir qu’à nous noyer.
— Mordious, ma belle cousine, je ne vous eusse point reconnue ! La dernière fois que je vous vis, au couvent des dames de Toulouse, vous n’étiez encore qu’un bouton tout verdoyant ; aujourd’hui, je salue une belle dame dont la vive fraîcheur ferait honte aux roses.