Un air d'opéra emplit l'air. Une musique grandiose. Le plus étrange, songea Jonas, était que cette musique - majestueuse et, sous bien des aspects, sauvage - allait parfaitement avec le paysage, elle lui correspondait.[..]
À ce moment précis, le glacier d'en face se détacha. Un morceau colossal, d'une taille à peine croyable, se rompit et glissa dans la mer en faisant jaillir des gerbes d'eau. Tout se passa avec une indicible lenteur, leur donnant le temps d'intégrer le choc, de le comprendre et le mémoriser, et une fois seulement ce spectacle assimilé, pour ainsi dire, le bruit leur parvint, tel un coup de tonnerre au volume croissant derrière la voix de Kirsten Flagstad et la musique de Wagner, un rugissement violent dont l'écho retentit entre les montagnes. Et Jonas eut la nette impression, ou la conviction, plutôt, que c'était la voix de Flagstad - et non le soleil ou le mouvement ascensionnel de la mer - qui avait provoqué la chute de l'énorme bloc de glace : la voix de la Soprano l'avait fait frémir et rompre de plaisir.
Les raisons pour lesquelles une femme trouve un homme attirant sont beaucoup plus subtiles que dans le sens inverse.
Le premier trait de génie de Jonas Wergeland, sans qu'il en eût conscience, fut de se choisir une fille comme meilleure amie. C'était Nefertiti qui lui avait appris que les femmes étaient avant tout des initiatrices, avant d'être des maîtresses. Mais par-dessus tout, que la femme était un être tout à fait différent de l'homme et, plus primordial encore, infiniment plus intéressant.
Être soi-même, c'était justement accepter d'être multiple et que notre noyau soit constitué de cette somme d'identités.
La plus grande liberté, celle qui distingue l'être humain de toutes les autres espèces, c'est précisément de pouvoir à tout moment se réinventer en exploitant chaque possibilité qui nous est offerte.
-Chaque être est autant une somme d'histoires qu'un ensemble de molécules. Moi, par exemple, je suis en partie ce que j'ai lu au fil des ans. Mes lectures ne me quittent pas. Elles se déposent en moi comme...je ne sais pas...des sédiments.
-En définitive, tu penses que les histoires que tu as entendues sont aussi importantes que les gènes que tu as reçus. [..]
-Pourquoi pas ? dit-il
-Effectivement, pourquoi pas, renchérit Jonas. Donc, selon toi, le fait d'entendre une bonne histoire est susceptible de changer un être humain.
-Parfaitement. Peut-être est-ce ça la vie, au fond...Engranger des récits, se forger un arsenal de bons moments pour pouvoir ensuite les agencer de manière complexe, comme l'ADN.
À la fin de cette longue nuit, au point du jour, Jonas eut le droit de regarder le tableau. Il fut surpris car celui-ci ne montrait que son visage, cependant il s'en dégageait un rayonnement solaire qui le frappa, comme si pour la première fois il prenait conscience de son propre charisme. Ce visage ressemblait à une carte telle qu'on la trouve dans un atlas, avec ses chemins, ses grands axes, ses ornières, et il faisait apparaître l'écheveau complexe d'histoires qui constituait sa vie, ainsi que ses nombreux autres visages, ses couleurs superposées, ses strates secrètes, latentes, scintillantes, qu'il ne comprenait pas, qu'il ne faisait que pressentir.
"Pourquoi fallait-il que je pose nu ?
-Parce que le visage n'est qu'une partie du corps", répliqua-t-elle.
- Le réalisme devrait être défini comme l'antipode de l'art [...].
Que représentait l'imagination pour Jonas Wergeland ? Elle était le premier maillon de l'éthique. Pour lui, il était évident qu'une imagination en berne affaiblissait l'être humain. Après tout, à quoi servait-il de choisir la liberté et l'égalité quand on n'était pas en mesure d'imaginer où et comment les appliquer ?
"Les gens ne croient pas à l'improbable, poursuivit Gabriel en considérant Jonas de son regard légèrement fatigué, tandis que son œil avec une cicatrice sous le sourcil donnait l'impression d'être braqué sur un autre monde. Si, par exemple, je déclarais qu'une star déchue, un vieux héros de western, était susceptible de devenir président des États-Unis, les gens seraient hilares. Purée ! Alors que ce n'est qu'une question de temps. Tout dans la culture de ce pays nous y prépare. Nous voyons bien qu'autour de nous, tous les jours, les choses les plus improbables se réalisent, et malgré tout, nous refusons d'accepter que cela puisse se reproduire dans le futur."
"- Ce que j'essaie de dire, je crois, c'est que chaque être est autant une somme d'histoires qu'un ensemble de molécules. Moi, par exemple, je suis en partie ce que j'ai lu au fil des ans. Mes lectures ne me quittent pas. Elles se déposent en moi comme...je ne sais pas...des sédiments.
- En définitive, tu penses que les histoires que tu as entendues sont aussi importantes que les gènes que tu as reçus.
Axel prit soudain l'air songeur que l'on affiche souvent en entendant quelqu'un d'autre énoncer clairement ce que l'on a en tête.
- Pourquoi pas ? dit-il.
- Effectivement, pourquoi pas, renchérit Jonas. Donc, selon toi, le fait d'entendre une bonne histoire est susceptible de changer un humain.
- Parfaitement. Peut-être est-ce ça la vie, au fond...Engranger des récits, se forger un arsenal de bons moments pour pouvoir ensuite les agencer de manière complexe, comme l'ADN.
- Si tu as raison, ce qu'il faudrait, c'est manipuler les histoires et non les gènes.
- Exact. Ce n'est pas l'ordre des paires de bases que l'on devrait cartographier, mais celui des histoires qui constituent notre vie. Et qui sait ? En les agençant autrement, peut-être obtiendrions-nous une vie différente ? "