Monsieur Vašák avait toujours l’air un peu hagard ; doublement ahuri cette fois-là, ses maxillaires atteints de tremblement, l’élocution hachée par la panique ; j’eus l’impression que les orangs-outangs surgis des bois voisins avaient envahi notre village bien-aimé.
« Les Russes vont réquisitionner les chevaux, disait-il, nerveusement, à mon père. Ils les prendront tous, pour la guerre ! »
Mon père répondit qu’on était dans de beaux draps. Il ne se tordait pas les mains, mais il semblait brisé. A croire que nous-mêmes avions déjà dans la cour quelques-uns de ces orangs-outangs poilus, de grande taille. Il piétinait sur place, cillant des yeux, ses grands bras inertes le long du corps.
« On avait besoin de ça, laissa-t-il échapper. Là vraiment, ça nous manquait !
_Ils sont foutus d’embarquer ta Julina. Un éléphant pareil…, assura Vašák à mon père.
_Qui c’est qui l’a dit que les Russes allaient réquisitionner les chevaux ? objecta mon père.
Qui peut le savoir ? Ça ne serait pas des on-dit, à cause de l’affolement ?
_Tout le monde le dit. Les Allemands l’ont dit au curé. Les Russes se déplacent à cheval. Ils n’ont que des chevaux ! Les cosaques sont entrain de faire main basse sur toute la Moravie. »
Pour mon père, manifestement, le tuyau de Vašák n’était pas crevé.
« Les autres, qu’est-ce qu’ils font ? Kaderka, Rez ? …
_Ils envoient leurs bêtes dans les bois. Planquées au fin fond, jusque dans les rochers, près de la maison du garde.
_Il ne nous manquait que ça, dit mon père. C’est comme fait exprès !
_Avec les chevaux, on expédie les gamins. Tous en bande, comme ça ils n’auront pas peur.
_Les gamins ? … Confier les chevaux aux gosses ?
_A qui, alors ? Faut bien qu’on reste à la maison : si jamais il y avait le feu !
Elle reste assise sur la rive.
La musique parvient jusqu'à elle. Elle lance un caillou dans l'eau. Et brusquement, elle se met à pleurer à gros sanglots bruyants, et se cache la figure dans le sable. Le monde n'est plus qu'une nuit noire vouée à la désolation éternelle. (p.65)