Malatesta réfutait toute pratique autoritaire et, lorsque dans les années trente, certains anarchistes, influencés par l'air du temps, se déclarèrent favorables à la mise en place d'une dictature dans les années qui suivraient la révolution, il affirma: "Au contraire, la minorité que nous sommes -ou même la majorité- doit rester au milieu des masses pour leur enseigner à organiser elles-mêmes la nouvelle vie sociale, leur donner à la base l'exemple, en grand ou en petit, selon les forces que nous pourrons rassembler dans les diverses localités et dans les différentes corporations ouvrières, et cela sans jamais prendre de responsabilités dont nous ne pourrions nous acquitter à notre honneur. Ainsi, nous pourrions donner à la révolution un caractère profondément rénovateur et préparer le chemin au triomphe de l'anarchie intégrale".
Durant onze ans, "Le Rouge et le Noir" a fait partie du paysage de la presse bruxelloise, d'abord au titre de tribune libre dont les débats ont marqué une génération, puis comme hebdomadaire. Si ce journal n'a pas fait l'objet d'une étude détaillée, l'historiographie de l’entre-deux-guerres le cite abondamment, contribuant parfois à répandre des idées fausses. On l'a dit anarchiste, conservateur, germanophile, il fut surtout un journal libre et ouvert, le point de rencontre de tout un milieu rebuté par les appareils de partis, les écoles artistiques, tout ce qui de près ou de loin ressemble à une institution ou à un groupe structuré. Pierre Fontaine avait créé un hebdomadaire pluraliste et indépendant et c'est ce caractère-même qui interdit de le faire entrer dans une classification rigide. Les visions réductrices indiquent bien l’embarras suscité par une publication dont on ne peut même pas affirmer qu'elle fut tout à fait de gauche ou de droite.
Si nous avions pu mettre en lumière l’existence d’une nébuleuse d’anciens partisans de l’Ordre nouveau dont les liens se seraient tissés durant l’Occupation autour d’entreprises communes inavouables, j’aurais pu conforter l’image du vilain qui trottait dans ma tête depuis qu’adolescent, j’avais mis bout à bout les informations que j’avais collectées sur Robert. Il me semblait tenir toutes les pièces en main et aucun puzzle ne se dessinait.
Ayant occupé le plus clair de mon enfance à observer les fourmis, les patelles et la migration des hirondelles, je décidai dès douze ans de devenir biologiste, une carrière que je me représentais des plus aventureuses. Mes parents trouvèrent l’idée épatante. Mon père m’expliqua d’emblée que pour être en mesure d’apporter une contribution efficace aux sciences de la vie, il fallait avant tout être doté d’une bonne formation de base. Les seules études dignes de ce nom étant celles qui menaient au diplôme de docteur en médecine, chirurgie et accouchement, il était donc indispensable que je fusse médecin pour pouvoir exercer la biologie de manière satisfaisante. On aurait pu croire qu’une telle assertion ne résisterait pas au temps. Pourtant, le 10 octobre 1983, j’entamai des études de médecine qui bien entendu ne me menèrent nulle part.
Depuis l'aube de l'humanité, les Hommes font ce qu'il y a de mieux pour leur progéniture et chaque génération se construit en tuant le père. Couper le cordon, c'est prendre de la distance critique pour pouvoir écrire sa propre histoire et faire ses erreurs à soi plutôt que reproduire celle des aînés.
Le contrôle social était extrêmement important au sein de notre communauté locale. Tous observaient la vie de chacun, la jugeant généralement sans la moindre indulgence. A cette curiosité s'ajoutait une pilarisation extrême qui plaçait tout individu dans une case, une famille, un système d'allégeance. On arborait ses valeurs et ses préférences comme un fanion et il était fortement déconseillé de parler à ceux qui ne les partageaient pas. On naissait catholique, socialiste, laïque ou libéral, ami des écoles communales ou d'une association interdiocésaine quelconque, syndiqué de la Fédération générale des travailleurs de Belgique ou de la Confédération des syndicats chrétiens et on était prié de mourir en l'état.
J'ai 5 ans et nous sommes sur la digue, à la mer du Nord. Mon père a enlevé les petites roues de mon vélo. Je suis très fier ; il va m'apprendre à rouler comme un grand. A peine ai-je enfourché ma bicyclette que je sens que cela ne sera pas simple. Mon père me tient, il court derrière moi en agrippant le porte-paquet, après quelques secondes, il le lâche et je tombe. Nous répétons l'opération, une fois, deux fois, peut-être cinq fois. Après un temps qui me semble très court, il se fâche, crie que nous allons rentrer. Le soir même, il replace les stabilisateurs. J'apprendrai finalement seul, à l'âge de dix ans.
On ne peut pas rater les halušky. Il faut râper un kilo de pommes de terre crues et épluchées, y ajouter 200 grammes de farine et un œuf, puis malaxer consciencieusement jusqu’à l’obtention d’une pâte souple. Après l’avoir étendue sur une planche, on découpe de petites lanières d’environ cinq centimètres qu’on jette dans l’eau bouillante salée. Au bout de cinq à six minutes c’est cuit. On y ajoute du fromage, de préférence de brebis, et des lardons et on sert immédiatement.
Et au fond, que savais-je vraiment de Jozef à part quelques bribes de la geste familiale où il était question de coups de main, de prisonniers cachés, d’explosifs subtilisés à l’ennemi et de hordes teutonnes tenues en respect par un géant slave ? Qu’est-ce qu’on avait rêvé d’aventure, ma sœur, mes cousins et moi, lorsqu’armés de fusils en plastique, nous rampions entre les rangs de pommes de terre du potager. Nous étions tous résistants, nous étions tous des héros.
Chacun à leur manière, Denis, Rudy, Vincent, Dominique, Calogero, Alex, Antoine, Roland, Etienne et tous les autres m’avaient aidé à grandir, à découvrir des horizons encore inexplorés. Mais est-ce parce que quelqu’un nous ouvre une porte, qu’on doit la passer avec lui ? Certaines relations étaient sans doute liées à des moments de vie et leur disparition s’inscrivait dans un cycle naturel. Thibaut avait été consolateur à un moment où j’avais perdu toute foi en moi-même. Pasqual m’avait ouvert les yeux sur une réalité sociale dont j’ignorais tout. Il avait fait de moi un partageux. D’autres amitiés, plus profondément ancrées, n’avaient pas été suffisamment entretenues. Depuis trente-cinq ans, je me racontais que ma capacité à m’abandonner en toute confiance s’était effondrée lors d’une après-midi ensoleillée de juillet. Sans doute n’était-ce pas aussi simple. Même si j’avais souvent observé que les grands tournants psychologiques ont une cause simple, qu’ils se rattachent à un événement fondateur, avant de prendre des formes multiples et d’emprunter les chemins les plus inattendus, brouillant les pistes de notre entendement.