CHANTONNER CONTRE LA PEUR
On naît étrangement à la poésie.
On contemple des couchers de soleil, le bord des roses, la venue des formes aimées.
On fait ce que doit faire un poète : se placer devant le monde, chercher, dans les livres et les poèmes des autres, des petits signes, un endroit pour l’affût.
On essaye de bouger, de vivre comme ses aînés, de mettre ses pieds dans leurs chaussures, d’habiter les vêtements qu’ils nous ont laissés ; de copier leurs postures.
On se dit qu’avec tout cela, on finira bien par toucher son dû, le fruit de ses efforts ; qu’à force de fidélité, de services rendus à toute cette beauté, on recevra en retour un paquet de mots, de quoi faire la route.
Et puis, un jour, c’est un linge empêtré dans la glaise, le cadavre d’une bête ouverte qui nous fait monter dans la bouche notre première poussées de mots.
Le linge entre. Tire en nous. Cherche la plaie où loger et croître.
« Et l’on est heureux que la terre, partout
Soit pareille et colle »
On croyait qu’écrire convoquait les choses dans l’ordre, chacune selon son rang, son numéro d’appel. On croyait qu’en séparant le noyau de son fruit on éviterait toute atteinte et que seule la beauté entrerait dans nos mots.
Un jour quelqu’un a écrit : « Durci de matière », « Ils ont dit oui / à la pourriture », et encore : « Le linge n’est pas / ce qui pourrit le plus vite. »
Et c’est là, contre toute attente, que l’on a touché ses premiers mots, que l’on a fait sa première ponte.
C’est là que l’on a découvert son assise. Sa terre.
Car on est fait d’un tour intérieur, d’une main pétrissante que le regard ignore. Une main qui tire dedans et que seul l’appel d’une autre peut ouvrir.
À cela, il faut ajouter, un autre jour, le cadavre d’un être cher que l’on ne peut garder et que la terre gagne.
C’est là que tout commence.
Au moment où l’on apprend que rien ne tient nos gestes.
Que rien ne soulage cette plaie.
Que la matière appelle, cherche.
Et, c’est le fruit dévorant son noyau.
C’est là qu’est née notre écriture, dans la poussée des corps, leurs effondrements et leurs montées. Là où nos mots s’engrossent, prolifèrent contre l’étouffant, l’insupportable.
C’est là, où plus rien ne tient, qu’on a trouvé son enclave, sa poche d’air « pour chantonner contre la peur ».
Il est en nous un lieu
qui ne peut être touché
où personne ne viendra
où seul la douleur
peut parler
LE JOUR SE LÈVE…
Extrait 1
Le jour se lève.
La chaleur monte. Insectes sur le thym et la lavande
au bord du jardin.
Vibration de l’air avant les premiers rayons. Les flaques
sont couvertes de moustiques et de moucherons.
7 h.
Les formes s’allongent. Ombres attaquées. Arrivent les
premières abeilles.
Les corolles s’ouvrent lentement et les feuilles se dé-
ploient. Le jour avance. Le bleu sombre se soustrait.
Des vols de papillons gagnent les plantes. Ils cher-
chent des fleurs tubulaires pour y glisser leur trompe.
Corps chauffés. Le soleil décuple les sons et les odeurs.
Les plants se découvrent. Nus. Les ombres tombent au
sol, foulées par tant.
ÎLES CIRCULAIRES
La distance importe peu
L’ombre se déporte – corps on ne sait où
Soleil couchant, les formes s’allongent
Et la nuit les confond
La rive s’éloigne d’autant
On aimerait
— contre elle
Dans les derniers rayons de soleil
D’un corps à l’autre
Nos mains
Toucher – creuse
Brûlures
Insoutenables
L’eau et la fraîcheur du soir
Apaisent
Les draps
Entre
Pour seule frontière
Ta poitrine
Autour l’air
Circule
Ai tourné
Tourné
La nuit entière
T’ai vue t’éloigner
Dès les premières lueurs
Océan
Nos mains ne peuvent
(poème inédit, juillet 2014)
TOUCHER L’INTÉRIEUR
à Dominique Labarrière
On croit toucher la surface des choses
et c’est déjà l’intime.
La peau
c’est déjà l’intime.
L’annonce
c’est déjà le corps
le chemin du corps.
Par le toucher nos mains mesurent la distance.
Pourquoi gagner l’intérieur ?
Chaque corps est pour nous un horizon.
Il n’y a pas d’intérieur
tout est déjà intérieur.
p.113-114
TOUCHER L’INTÉRIEUR
à Dominique Labarrière
Peut-être que la surface n’est que l’appel
incessant de l’intérieur ?
Tout corps se tient au bord de lui-même, de toutes
ses forces, comme s’il attendait un signe pour se
franchir.
L’annonce ne se fais pas au centre, mais sur le bord
où l’on prend appel.
Le simple abord des choses contient bien plus
d’intérieur que ne peut en livrer un corps.
Les pierres refusent toujours leur intérieur en ne
laissant toucher d’elles que de la pierre.
À peine touchées, elles s’acheminent de tout leur
corps vers la venue de ta main.
L’intérieur c’est toujours de la surface
qui attend la main qui doit le révéler.
p.115-116
VARIATIONS À PARTIR D'UNE PHRASE
DE ROBERTO JUARROZ
«Toute vie n'est qu'une intention, l'annonce
ou le commencement d'un geste. »
Roberto Juarroz
Tu touches une pierre
commence l'étendue.
Non pas franchir
mais appeler
la distance
est ce qui nous lit aux choses.
A quels gestes
tes gestes répondent-ils ?
Il est des silences
qui ne peuvent être silence
que dans notre voix
Les choses
ne sont pas faites pour être dites
mais pour attirer nos mots
vers l'imprononçable.
Mots qui désignez
ce qui ne peut être franchi.
Cette envie de dire
qui est à elle seule déjà tout le chemin.
p.43/46
TOUCHER L’INTÉRIEUR
à Dominique Labarrière
Il suffit de voir, de toucher, de se tenir simplement
à côté pour être à même l’intime, pour être à même
la respiration de l’intime.
Pourquoi les choses se tiennent à distance ?
Pour faire surface, se donner entièrement à l’étendue,
à l’air, à l’espace et à ce qui les tient en présence.
Le bord de soi est un horizon qui se tient toujours
assez loin pour que ton corps puisse aller à sa
rencontre.
On croit toucher terre dans nos pas
alors que c’est le bord intérieur de son corps
que l’on touche ainsi.
C’est toi que tu touches
en touchant cet objet
et sa peau
fait de ta peau
le commencement de ton intérieur.
Les choses en te touchant
font de ta peau
un intérieur pour ton corps
un intérieur que tu peux toucher.
p.117-118
NOUS VENONS D’UN PAYS QU’ON NE PEUT PLUS TOUCHER…
Nous venons d’un pays
qu’on ne peut plus toucher
un pays
qui se tient à côté des gestes
à côté de la voix
un pays
qui ne sait te nommer
qu’en te perdant
Sommes-nous faits
pour n’être que traversés ?
pour n’avoir aucune autre consistance
que celle de nos mouvements ?
Nous sommes à la fois la distance
et le Passage