Souvent le matin, elle partait de bonne heure dans les bois pour ramasser des herbes et des feuillages. Il m’arrivait de temps en temps de l’accompagner quand je n’avais pas école, on rentrait vers midi, à l’heure où le soleil était à son zénith, elle n’avait pas besoin de montre, habituée à la nature, elle pouvait dire l’heure à quelques minutes près.
Un soir, en rentrant de l’école, je trouvai tous les voisins et même mon père Raphaël qui ne venait pourtant presque jamais à la maison, puisqu’il habitait en plein centre du François avec une autre femme, rassemblés devant la maison. Je me faufilai pour entrer, ma mère m’aperçut et s’approcha de moi, elle avait les yeux rouges, comme si elle avait pleuré. Je n’eus pas le temps de me demander pourquoi : ma grand-mère était morte, emportant avec elle tous ses secrets.
On l’avait allongée sur une table, revêtue de sa plus belle robe. Les mains croisées sur la poitrine, elle souriait. Pour mes yeux d’enfant, elle n’était pas morte, elle dormait, tout simplement.
Depuis toute petite elle avait reçu en héritage un don qui lui permettait de prédire l’avenir à tous ceux qui lui en faisaient la demande, mis à part les enfants. Elle n’avait jamais voulu m’en dire plus à ce sujet, sauf une fois, où elle me fit cette révélation qui me laissa perplexe malgré mon jeune âge : « Un jour tu feras un grand voyage et tu rencontreras une femme qui te donnera deux beaux enfants. »
J’étais très proche de ma grand-mère et passais beaucoup de temps en sa compagnie, dès qu’elle avait un moment de libre entre ses consultations.
Elle s’était aménagé un petit coin dans la maison pour prier et méditer et aussi préparer divers mélanges d’herbes et autres substances.
C’était là aussi qu’elle évoquait les esprits, qu’elle parlait avec eux, et leur demandait protection pour la famille et pour ses clients, ces hommes et ces femmes qui défilaient presque toute la journée chez elle.
Certains avaient des commerces, d’autres étaient des politiciens qui avaient des vues sur des mairies, d’autres voyaient un peu plus loin et étaient épaulés par les grands partis politiques du moment.
Aussi, quand j’entendis ma mère me dire que ma grand-mère était morte, et que je réalisai enfin ce qui se passait, je reçus comme un coup au cœur.
Je vis défiler du monde toute la nuit pour veiller la dépouille de ma grand-mère. Ce ne fut que le lendemain lors de ses funérailles, quand je la vis disparaître pour toujours dans la terre, que je me laissai aller à ma peine. Je m’étais efforcé jusque-là de ne pas pleurer, mais mon cœur ne pouvant plus résister, les larmes commencèrent à couler le long de mes joues, puis j’éclatai en sanglots.
Une petite île au cœur de la mer des Caraïbes… La Martinique. C’est là que j’avais vu le jour, mes parents m’ayant donné comme prénom Maurice.
Je venais de fêter mes douze ans, j’habitais avec ma mère Prudence et ma grand-mère Mathilde sur la commune du François dans un coin très retiré, d’accès très difficile en voiture et qui s’appelait le Morne Pitault. L’endroit surplombait la commune du Lamentin qui se trouvait à quelques kilomètres de là, nous étions au beau milieu d’une végétation très dense qui rappelait la forêt amazonienne.
Autour de la maison, il y avait toute une végétation ancienne : un arbre à pain, des manguiers ; un peu plus loin, des cocotiers et des bananiers que mon grand-père, aujourd’hui disparu, avait plantés dans sa jeunesse.
Ma mère travaillait comme femme de ménage pour un gros agriculteur des environs, ce qui lui permettait de s’approvisionner en légumes et d’ainsi améliorer le quotidien.
Quant à ma grand-mère, elle ne travaillait plus, et d’après ce qu’elle m’avait dit, elle n’avait jamais travaillé.
Les années passèrent.
À vingt ans, le bac en poche, j’obtins une bourse pour aller étudier en Métropole, je voulais me lancer dans la recherche scientifique.
Ce fut pour moi un véritable déchirement de quitter pour la première fois tous ceux que j’aimais, mes parents et ma petite amie de l’époque, Fiona, une jeune fille que j’avais connue au lycée et avec laquelle je sortais depuis trois ans. J’avais le sentiment de les abandonner.
Quand je la vis arriver, mon cœur se mit à battre la chamade, et quand elle me prit par le bras je ne sus pas quoi dire. Elle était resplendissante : elle avait lâché ses cheveux, s’était très légèrement maquillée, et avait enlevé ses lunettes. Le vert émeraude de ses yeux n’en paraissait que plus profond.
Marina à mon bras, nous nous mêlâmes à la foule, je me laissai emporter par une vague de bonheur, je me sentais pousser des ailes.
J’avais intégré la prestigieuse École Normale Supérieure, située en plein cœur de Paris. J’étais entouré d’étudiants d’horizons très différents, mais restai un peu à l’écart. J’avais du mal à m’intégrer, un peu de moi-même étant resté, malgré mes efforts, de l’autre côté de l’Atlantique.