Le mot chinois pour « île » n’a rien à voir avec l’eau. Aux yeux d’une civilisation qui s’est développée en s’enfonçant peu à peu dans les terres, depuis la mer, l’immensité des montagnes semblait une métaphore plus adaptée : 島 (dao, « île », prononcé « tou » en taïwanais) se construit à partir du lien entre la terre et le ciel. Le caractère contient l’idée qu’un oiseau 鳥 (niao) peut se reposer sur une montagne solitaire 山 (shan).
Les langues deviennent un chez-soi. En anglais, je trouve mon mental, et en allemand, ma vie actuelle à Berlin. Pourtant, les tout premiers mots de mon enfance étaient du mandarin, la langue de ma mère.
Comment corrobore-t-on un souvenir?
En la regardant fuir les vagues à petits pas précipités, telle une bécassine en quête de palourdes, je vis en elle des bribes du passé. A Taiwan, même si les choses avaient beaucoup changé, ma mère devenait une personne dotée d'une histoire topographique, une personne ancrée dans le paysage auquel elle croyait appartenir. Pendant mon enfance, jamais je n'avais perçu cela chez elle : en quarante ans de vie au Canada, jamais elle n'était parvenue à s'y enraciner, et elle se perdait très fréquemment. Lors de ses trajets entre le travail et la maison en pleine heure de pointe, elle ne s'éloignait guère de son itinéraire habituel. Mais ici, sur la plage, je pris conscience que, tout ce temps-là, elle avait porté en elle quelque chose de l'île, au niveau moléculaire, elle avait absorbé cette façon qu'a l'eau de s'enfler sous la peau. En arpentant cette côte, elle faisait pénétrer les lieux jusque dans ses os une fois de plus.