Malgré toute l’antipathie que je ressentais pour le khiao d’Oubôn, je dus me décider à aller le voir. Je le fais, suivant l’étiquette, prévenir de ma visite, afin de lui laisser le temps de sortir toute sa friperie européenne, et de passer les magnifiques bas bleus dont il est si fier […]
Il continua d’abord ses airs d’important politique […] Il me parla ensuite, dans une intention méchante, et rendu très avantageux par ce qu’il était censé savoir, de notre lutte malheureuse avec les Allemands. […] Je l’entendais parler de moi avec un de ses courtisans, qui se servait, en me désignant, du terme « Khôn Falang », l’homme français ! Je me levai brusquement, et je marchai vers l’insolent, qui jugea prudent de fuir de toute la vitesse de ses jambes, entraînant avec lui toute la mandarinaille et tous les porteurs de boîtes et de crachoirs qui s’étalaient sur les nattes.
Que j’aime ces haltes du soir, et quels souvenirs elles me laissent ! quelle impression de calme grandiose, pendant que la lutte de vie intense, dans cette nature colossale, se poursuit sans trêve dans les halliers du voisinage ! De temps en temps un cri aigu perce les airs : c’est le tigre qui bondit sur sa proie ; un bruit de branches cassées et écrasées arrive jusqu’à nous : c’est une bande d’éléphants qui se déplace et qui s’éloigne à la vue des flammes de nos foyers. Ce sont les reniflements, les rires, les grognements grotesques d’une tribu de macaques en expédition, et que le passage d’une panthère a dérangés de leurs ébats. Puis tout se tait, et l’on n’entend plus que la basse continue du rapide, qui va bientôt bercer les rêves du voyageur solitaire.
[…] rien ne peut donner une idée de l’impression extraordinaire que l’Européen produit sur toutes ces populations […] Quand j’étais au Tonkin, lors de l’expédition de F. Garnier, et que, investi par notre chef regretté de fonctions militaires, j’attaquais les villages annamites fortifiés défendus par de nombreux indigènes, ceux-ci résistaient avec courage et énergie à des centaines de leurs compatriotes. […] Eh bien ! il me suffisait de me montrer, suivi de quelques matelots, l’arme au bras, pour obtenir, sans tirer un coup de fusil, une débandade générale, une véritable panique.
Il faut supposer que les villages où l’on doit aller réquisitionner les porteurs sont devenus depuis quelques heures extrêmement éloignés, qu’ils ont reculé jusqu’aux confins de la province, car il sera bien difficile, bien difficile, impossible (bo day !) d’avoir des hommes avant quatre ou cinq jours. Et puis, les Khâs, les Annamites, les pirates, les têtes coupées, la route !… Et encore : « Nous avons peur… — De quoi, de qui ? — Du roi de Bassac, du roi d’Oubôn. » Je lui conseille, pour le moment, d’avoir uniquement peur de moi.
Le frère du prince est un gros Laotien d’apparence massive, à la face joviale et bourgeonnée […] et ne songe plus qu’à bien vivre : car les soucis de l’administration ne sont guère pesants au Laos. Il me raconta de la façon la plus ingénue qu’il comptait bientôt faire un voyage sur la rive gauche pour aller « donner la chasse » aux Khâs. Le mot khâ désigne en langue thaï tous les sauvages en général. […] Il paraît que lorsque les temps sont durs, que la rentrée de l’impôt n’a pas été fructueuse, qu’une épizootie a sévi sur les buffles ou sur les éléphants, en un mot qu’il faut se « remonter un peu », les mandarins laotiens organisent des expéditions contre les sauvages. […] c’est, à la lettre, une véritable chasse. […] Quand le nombre de captifs de tout âge et de tout sexe paraît suffisant, on les mène chargés de liens à Bassac, à Stung-Treng, à Attopeu ; des marchands indigènes ou des Chinois, mais surtout des Malais du Cambodge, les achètent pour en former des convois, qui sont expédiés principalement à Bang-kôk, à Korât et à Phnôm-penh.
Quel temps ! quel pays ! Si jamais j’en sors vivant, je pourrai me vanter d’être solidement construit. Je commençai à m’endormir […] lorsque éclate une de ces pluies laotiennes pendant lesquelles la terre et l’eau semblent confondues. Mon gourbi est mis en pièces par les rafales, et je suis obligé d’assister au naufrage de mes armes, de mon herbier et de mes collections. Ah ! la vie de voyageurs a de bien durs ennemis !
A la lueur des éclairs, je voyais la bande de mes porteurs, tous étendus dans la boue, à moitié nus, et ruisselants de pluie, dormir sans broncher, au milieu de cet épouvantable vacarme. Du reste, j’ai remarqué souvent que les Laotiens et les sauvages ne semblent pas impressionnés par la foudre, comme s’ils n’en connaissaient pas le danger, ou comme si la résignation fataliste, qui fait le fond de leur caractère, leur tenait lieu de courage.
La rivière semble enfermée entre deux murailles végétales à pic. Quel tableau pour un peintre de talent ! Mais comment rendre cette uniformité grandiose ?
Les enfants, s’ils étaient bien tenus, malgré leur mine effarouchée, seraient charmants. Chez tous les Indo-Chinois, les enfants sont toujours, du reste, jolis et de physionomie agréable […]