Au sud de ma ville d'origine, au sommet d'une colonne rocheuse de 20 mètres de haut, s'élève une demeure construite par un excentrique, décédé il y a fort longtemps. Sa manie de la collection l'avait conduit à encombrer le lieu de toutes sortes de monstruosités - une salle pleine à craquer de manèges, un orchestre d'instruments à cordes jouant tout seuls, un couloir où sont empilés des orgues à vapeur, toutes sortes de fusils sous des vitrines, et - ce que je préférais - une pièce assez sombre remplie du sol au plafond de centaines, ou plutôt de milliers de poupées en porcelaine entreposées, certaines dans des couffins, d'autres adossées contre des pendules de grand-mère, la plupart assises au garde-à-vous comme s'il était perpétuellement l'heure du thé. La pièce paraissait animée de quelque chose de non humain, mais émanant du regard vide de dizaine d'yeux de verre.
On ne devrait pas suivre cette pente grotesque qui vous éloigne toujours un peu plus de l'absolu. Un homme avec des frais a besoin d'avoir un travail. Un homme avec un travail a besoin de mener une existence rangée - et, pour cela, d'un agenda en simili-cuir, d'une déclaration de revenus, de paiements par prélèvement automatique. Je voyais tout cela venir, cette spirale vers le monde des compromis humains. A peine une semaine plus tard, Sean m'annonça qu'il avait trouvé un emploi à Pizza Ranch, un établissement réputé qui vendait un produit au pain et au fromage à la population d'Iowa City. Ainsi l'homme que j'avais vu s'abandonner au chaos et être régulièrement pénétré par le poing d'un autre homme, préparerait chaque matin quarante plateaux de poulet. Il éplucherait des légumes. Il verserait de la mayonnaise dans de belles rangées de soucoupes en porcelaine. Sur le mur, il y avait un planning avec son nom écrit dessus, comme ceux qui triment de neuf à cinq parce qu'ils ne savent guère mieux que n'importe qui faire face à la terrible immensité de l'univers.
Découvrir New York la nuit, c'est se libérer de toute restriction d'échelle ; on ne voit que des lumières et pas de bords, comme si le ciel nocturne était descendu pour se déployer autour de vous.
Les hommes avaient appelé leur équipe "Hard Drive", et la plupart avaient des "HD" tatoués en différents endroits de leurs corps sculpturaux. Je ne sais pas si c'était la chaleur qui bloquait mes poumons, mais j'avais la sensation qu'on m'avait emmenée dans les catacombes d'un culte hérétique. Ces hommes étaient plus attentifs et respectueux du corps des uns et des autres que vous ou moi l'auriez été, peut-être parce qu'ils savaient exactement comment un corps se brise.
Les combattants ne sont pas des soldats ; ils ne sont ni du côté de la famille, ni du côté de la patrie ou de la fierté citoyenne. Et même s'ils se savent en quête d'une grâce extatique, on ne peut pas non plus dire d'eux qu'ils sont du côté du moi. Le moi est toujours ce qu'on fuit, et si votre moi est embourbé dans une histoire, c'est qu'elle doit peut-être aussi disparaître.
Voici comment je distingue le vrai maître de jiu-jitsu du faux, et cela n'a rien à voir avec les ceintures, qui ne sont rien d'autre qu'un accessoire prétentieux pour attacher un pantalon.
Lors de notre seconde soirée du vendredi chez Rocky, un combattant prénommé Rob me demanda, sans malice de sa part, pourquoi je préférais être en leur compagnie plutôt qu'avec des universitaires d'Iowa City. Il était alors en train de jouer à un jeu vidéo. Après un temps de réflexion, je lui répondis que j'avais de la considération pour le "refus du combattant de se soumettre aux tièdes élans de l'instinct de conservation". Sans surprise, Rob continua sa partie et, sans surprise, Erik continua à écrire des textos sur son téléphone, tandis que les autres combattants poursuivirent leur conversation à propos d'un supplément nutritionnel. Keoni, qui préparait une pipe de marijuana, me regarda droit dans les yeux, hocha la tête d'un air docte et dit : "Cela m'intéresse qu'il y ait tant de gens déconnectés de ce que veut dire être vivant."