"Tu écris que tu me serreras dans tes bras pendant exactement trois jours et trois nuits, mais comment ferons nous pour dîner ou prendre le thé?", écrivait-il à sa femme . La plaisanterie était bienveillante, mais elle révélait l'aversion qu'il avait pour les grandes effusions, qui déforment ce qui est réellement partagé dans une relation sincère.
Aimer plus la vie que le sens de la vie.*
*Paroles d’Ivan Karamazov ( Les frères Karamazov -Dostoievski)
Ici aussi se faisait jour un thème essentiel de l’écrivain : l’inutilité et l’absurdité criantes des tortures que des hommes. seuls ou en groupe, infligent on ne sait pourquoi à d’autres.
( L’Ile de Sakhaline - Anton Tchekhov)
Dans toutes ses lettres, l'intensité de cet émerveillement devant la nature est immense :" La nature est étonnante au point de me mettre en rage et de me désespérer.(...)Je suis un misérable ne pas savoir peindre..."
( p.37)
Tchekhov ne séparait jamais la morale individuelle de la morale sociale. Selon ses convictions, les hommes malhonnêtes dans leur quotidien ne pouvaient être des défenseurs sincères de la justice sociale.C'est pour cela qu"il méprisait tant les phraseurs libéraux, qui, attablés dans un restaurant, aimaient se vanter dans des discours d'ivrognes de leur fervent amour pour le peuple.Tchekhov les a décrits sans ambages dans son journal :" Dîner, boire du Champagne, brailler, prononcer des discours sur la prise de conscience du peuple, sur le sens moral du peuple, la liberté et ainsi de suite, pendant que vont et viennent autour de la table des esclaves en uniforme, et que d'autres serfs, les cochers, attendent dehors par un froid glacial Voilà ce qui s'appelle mentir au Saint- Esprit. "
( p.126)
Tchekhov lui-même a toujours refusé le rôle de pleurnicheur de toute la Russie que ses contemporains ont voulu lui imposer.Dans sa jeunesse déjà, il avait vivement désapprouvé les écrivains qui, selon son expression énergique,
" aident le diable à multiplier les limaces et les cloportes "
( p.147)
Ses propos amers sur l'inutilité de ses petits écrits refléteraient- ils, comme c'est souvent le cas, la désillusion éphémère, passagère de l'écrivain quant à la puissance réelle de son art ?
Non, c'était un sentiment profond.Autrement, il n'aurait pas poussé Tchekhov à ce " coup de folie", comme on disait alors, ou à cet exploit plein d'abnégation, comme nous dirions aujourd'hui.Je veux parler du voyage qu'il entreprit à Sakhaline pour étudier la vie quotidienne des bagnards sur cette île.
( p.69)
Avant-propos de Fanchon Deligne
On a peine à croire aujourd'hui qu'il ait fallu un jour défendre une figure aussi reconnue que celle d'Anton Tchékhov mais ce livre écrit par fragments dès le début des années trente, nous plonge bel et bien dans les temps oubliés de l'histoire russe où Tchekhov était pour reprendre les mots de Tchoukovski,"un des écrivains les plus calomniés" du pays.(p.14)
Il voyait le mensonge dans chaque discours ampoulé.
" Tu écris que tu me serreras dans tes bras pendant exactement trois jours et trois nuits, mais comment ferons- nous pour diner ou prendre le thé ?" , écrivait- il à sa femme.La plaisanterie était bienveillante, mais elle révélait l'aversion qu'il avait pour les grandes effusions, qui déforment ce qui est réellement partagé dans une relation sincère.
( p.123)
De façon générale, tout dans la vie le captivait à ce point qu'il guettait avec la passion du chasseur, comme on guette une proie rare, chaque détail à priori anodin du monde qui l'entourait :
(...)- Le fait que les pies dans la prairie verte forment une longue guirlande blanche; (...)- que la baie de Sébastopol a l'air vivante avec ses innombrables yeux bleu clair indigo, turquoise et flamboyants; (...)- que, sur un bateau, l'homme de barre " manie le gouvernail comme s'il jouait la neuvième symphonie "; que lorsque la première neige tombe sur Moscou, tout s'adoucit et rajeunit, et que notre âme aspire à
" un sentiment pareil à la neige blanche, jeune et duveteuse ", et que tout se trouve " sous l'emprise de cette jeune neige".
Et mille autres détails finement observés, tantôt poétiques et radieux, tantôt tristes, tantôt d'une cocasserie grotesque, qu'il n'avait de cesse d'engranger, comme en témoignent toutes ses lettres (...)
( Le Castor astral, 1993, p.153)