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4.05/5 (sur 30 notes)

Nationalité : États-Unis
Né(e) : 1953
Biographie :

Kristin Ross (1953-) est professeur de littérature comparée à l'université de New York. Elle a obtenu son PhD à l'université Yale en 1981.

Sa recherche se penche sur de nombreux sujets, dont la littérature et la culture françaises des XIXe et XXe siècles, la littérature caribéenne francophone, l'histoire urbaine et l'histoire révolutionnaire.

Ross maîtrise la langue française, au point d'avoir traduit un certain nombre d'ouvrages. Elle s'est par exemple chargée de l'édition anglophone du Maître ignorant de Jacques Rancière, intitulée The Ignorant Schoolmaster.

Son travail l'a amenée à publier un certain nombre d'ouvrages, qui n'ont pas encore tous été traduits. Parmi eux, Rouler plus vite, laver plus blanc (1995) a été particulièrement remarqué.

En 1999, Ross est récompensée par une bourse Guggenheim et une autre de l'Institute for Advanced Study de Princeton.
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Source : Wikipédia
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Rencontre avec Kristin Ross autour de "L'imaginaire de la Commune" (librairie le Comptoir des mots, mars 2015)


Citations et extraits (25) Voir plus Ajouter une citation
L’espace-temps de la forme-Commune s’ancre dans l’art et l'organisation de la vie quotidienne et dans une prise en charge collective et individuelle des moyens de subsistance. Il suppose donc une intervention éminemment pragmatique dans l'ici et maintenant et un engagement à travailler avec les ingrédients du moment présent.
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Réduire un mouvement de masse aux itinéraires de quelques-uns de ses soi-disant leaders, porte-parole ou représentants ( plus particulièrement ceux qui ont désavoué leurs "erreurs du passé" ), constitue une vieille tactique de confiscation, aussi efficace qu'éprouvée. Ainsi circonscrite, toute révolte collective est désamorcée, et donc réduite à l'angoisse existentielle de destinées individuelles. Elle se trouve ainsi confinée à un petit nombre de "personnalités" auxquelles les médias offrent d'innombrables occasions de réviser ou de réinventer leurs motivations d'origine.
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Cependant, ce moment hors du temps que constitue précisément la grève générale, tout comme le vaste champ des possibles qui s'est alors ouvert dans le vif de l'action n'ont pas vraiment trouvé d'écho au sein des textes et des documents, pas plus en 1968 que par la suite.
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Le structuralisme se chargea des basses œuvres idéologiques de la caste représentée par le jeune cadre ; il lui fournit sa légitimation idéologique et son vernis intellectuel.
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Les historiens ont renoncé à leurs responsabilités et abandonné cet événement, plus qu'aucun autre, à toutes les manipulations médiatiques et politiques.
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Kristin Ross
La forme-Commune, la lutte comme manière d'habituer (sortie : 19 mai 2023)

la zad, la « journée de travail » avait tendance à s’étendre ou à se contracter suivant les tâches à accomplir, qu’il s’agisse de préparer à manger pour les postiers en grève à Nantes, de réparer un tracteur, d’écrire un tract ou d’organiser les livres de la bibliothèque. Cette élasticité temporelle m’apparaissait particulièrement évidente quand mes visites coïncidaient avec l’équinoxe ou le solstice, au moment des grands efforts collectifs autour des plantations et des récoltes. Le bocage de Notre-Dame-des-Landes étant en effet largement constitué de zones humides, les méthodes de l’agriculture régénératrice, ses outils et leur mise en œuvre semblaient pour une bonne part venir tout droit du xix e siècle. Les grosses et lourdes machines se seraient enlisées dans la boue (ce qui est d’ailleurs arrivé aux chars envoyés par Macron en mars 2018). Participer aux foins, c’était se munir d’une fourche à trois dents recourbées merveilleusement fines et délicates. C’était aussi apprendre, ce que je n’ai d’ailleurs jamais totalement maîtrisé, le complexe pas de deux synchronisé exécuté avec sa partenaire après avoir transpercé la balle à l’unisson, puis pivoté ensemble pour l’envoyer au sommet de l’énorme pile de balles sur un chariot tiré lentement par un petit tracteur conduit par une jeune fille très bronzée avec encore un sourire incroyable. Les hommes et certaines femmes pouvaient soulever une balle tout seuls ; d’autres, comme moi, travaillaient en tandem. Jojo ou Christian, comme des chèvres en équilibre au sommet de la pile, disposaient les balles de façon qu’elles ne s’écroulent pas tandis que le chariot avançait lentement dans le champ. La fenaison
pouvait se poursuivre jusque tard dans la nuit. Il faisait d’ailleurs plus frais après le coucher du soleil, le travail s’accompagnant de crêpes et de vin à partir d’environ 22 heures.
J’ai bien conscience de friser la pastorale avec cet exemple des foins. En réalité, la façon différente dont le temps s’écoule à la zad ne peut être qu’en partie attribué, je crois, aux rythmes saisonniers de la vie rurale, du travail agricole et à la beauté du bocage. La fatigue particulière, si intense et si satisfaisante psychiquement, que j’ai ressentie après mes séjours à la zad tenait davantage à la densité sociale produite par l’entremêlement du travail et des interactions sociales, en particulier pour quelqu’un comme moi, qui ai l’habitude de passer beaucoup de temps seule. (C’était aussi, bien entendu, un mode d’expérience tout à fait étranger aux rythmes du travail salarié.) Pour moi, Notre-Dame-des-Landes était une sorte d’oasis de réalité humaine et non humaine, un lieu où la précipitation était considérée comme un manque de tact, et où les tâches se dévoilaient successivement suivant la logique de ce qui constituait en effet un besoin authentique. Les vaches doivent être traites, les moutons doivent être soignés et protégés des prédateurs, le pain doit être cuit mais l’heure des repas et de nombreuses autres activités n’a pas besoin d’être précisée. L’effort collaboratif pour résoudre des problèmes pratiques supposait un flux d’improvisations, d’échanges de savoir-faire, de consultations et d’interruptions – même si la question de ce qui constitue bel et bien une interruption à la zad mériterait à elle seule un essai. Henri Lefebvre aurait pu qualifier la temporalité de la zad d’« appropriée », dans le sens fort et très particulier qu’il donnait à ce terme. Le « temps approprié » a ses caractéristiques propres : Normal ou exceptionnel, c’est un temps qui oublie le temps, pendant lequel le temps ne (se) compte plus. Il advient ou survient quand une activité apporte une plénitude, que cette activité soit banale (une occupation, un travail) ou subtile (méditation, contemplation), spontanée (jeu de l’enfant et même
des adultes) ou sophistiquée. Cette activitébs’accorde à elle-même et au monde. Le temps peut se vendre mais il peut aussi se vivre. L’expérience du « temps approprié » porte en elle rétrospectivement le savoir et la conscience aiguë de son contraire : la reconnaissance que le programme étatique et le marché capitaliste non seulement organisent la vie sociale, mais qu’ils confisquent activement l’organisation de la vie sociale et qu’ils nous dépossèdent de la possibilité de l’arranger à notre manière, et à notre rythme.
L’« appropriation » est apparue très tôt chez Lefebvre comme une dimension essentielle de sa réflexion sur l’aliénation. Mais il n’a cessé de reformuler sa réflexion sur ce processus tout au long de sa longue carrière en fonction des contextes qui l’intéressaient sur le moment, qu’il s’agisse de l’espace urbain, de la critique de la vie quotidienne ou de l’écologie. C’est notamment son travail sur le processus d’appropriation qui lui a permis de rompre avec le marxisme productiviste, de théoriser des lieux politiques en dehors du lieu de travail, et de s’imposer, aux côtés d’André Gorz, Ivan Illich, Murray Bookchin, Maria Mies et d’autres, comme une figure majeure de la théorie anti-productiviste et écologiste qui s’est épanouie dans les années 1970.
L’idéologie de la croissance a été touchée à mort : on croyait auparavant, avec un tenace optimisme, à la #croissance indéfinie de la production et de la productivité : toujours plus d’autos, toujours plus de postes de télévision, toujours plus de machines à laver ou de machines à calculer. On pensait, avec le même
optimisme, que cette #croissance économique apporterait tôt ou tard la satisfaction de tous les besoins : matériels et « spirituels », comme on dit. [...] On croyait, toujours avec la même idéologie, au caractère favorable des entreprises géantes, au caractère bénéfique de l’accroissement démographique et technique.
Cette vaste construction idéologique s’effondre lentement, mais sûrement. À la suite de quoi ? À la suite du malaise urbain, de la destruction de la nature et de ses ressources, à cause des blocages de toutes sortes qui paralysent le développement social, même quand ils n’empêchent pas la croissance économique. [...] La croissance pour la croissance, c’est désormais quelque chose de dépassé.
Des lecteurs qui ne connaîtraient pas Lefebvre pourraient trouver surprenant de le voir formuler de telles remarques (dans un discours prononcé à Santiago, au Chili) dès 1972. Mais les années 1970 sont ce moment où pratiquement toutes les communautés humaines se sont trouvées intégrées au sein d’un système mondialisé de contrôle étatico-capitaliste, en échange, semble-t-il, de la promesse d’un niveau de sécurité supérieur. La fin de ce qu’on appelait le « compromis fordiste » et le déclin du règne de l’accommodement keynésien dans les années 1970 sont survenus plus ou moins clandestinement – les conséquences n’en ont été pleinement identifiées et nommées qu’au cours de la décennie suivante, quand des gens ont commencé à parler de « néolibéralisme ». Déjà, pourtant, comme le suggèrent les remarques de Lefebvre, les effets et les répercussions de ce cycle étendu d’expropriation capitaliste se faisaient sentir au niveau de la vie quotidienne, le « niveau » d’existence humaine auquel Lefebvre s’intéressait depuis un certain temps. La période écoulée entre le déchaînement d’énergies émancipatrices de 68 et le renforcement de la contre-révolution palpable dès le milieu des années 1970 a vu le réveil de quelque chose comme un inconscient communal. Des batailles pour l’espace prolongées et à grande échelle comme le Larzac ou Sanrizuka ont joué le rôle du canari dans la mine, alertant ceux et celles qui y prêtaient attention à l’époque sur le passage alors massif, à la campagne, à une économie accumulatrice. Dans le même temps, dans le sillage de 68, beaucoup de gens, de jeunes gens surtout, ont quitté les grandes villes en France ou ailleurs, résolus à poursuivre la restructuration existentielle et sociale que les insurrections de 68 avaient nourrie au niveau de la vie quotidienne sous la forme d’expériences de vie en communauté, généralement dans des coins de la campagne où la terre n’était pas chère.
Certaines de ces expériences ont été éphémères ; d’autres, comme Longo Mai, ou Ambiance Bois, près de Limoges, durables. Mais le changement marqué de perspective à cette époque – la revendication nouvelle du « droit à la campagne », pour paraphraser Lefebvre – donne un certain poids à l’idée que si 68 est un mouvement qui a commencé principalement dans les villes, son intelligence et son avenir tendaient vers les terres et la Terre.
On se souvient surtout de Lefebvre aujourd’hui pour ses travaux sur l’urbanisme, mais ses toutes premières recherches avaient pris la forme d’une sociologie rurale et lui-même est resté attaché toute sa vie aux Pyrénées de son enfance. « Au lieu de préparer une thèse de philosophie sur un problème philosophique, j’ai écrit l’histoire de la paysannerie des Pyrénées. » Cette histoire – sa thèse de doctorat – racontait la dissolution des communautés rurales sous l’effet du capitalisme : la détérioration progressive de « l’ancienne organisation avec ses équilibres délicats entre les populations, les ressources, les surfaces ». Ce que Michael Lowy a appelé le « romantisme radical » de Lefebvre s’enracinait dans sa conviction de l’existence d’une « certaine plénitude humaine » (cette même « plénitude » rencontrée plus haut dans le « temps approprié »), « tout un mode de vie », dans les rythmes des communautés paysannes disparues depuis longtemps des campagnes françaises – le rythme des plantations et des récoltes et des grandes fêtes agricoles.
Comme William Morris avant lui, Lefebvre formulait sa critique du monde moderne au nom des sociétés précapitalistes, prémodernes – au nom peut-être du rire paysan tonitruant si éloigné pour lui d’un sourire ironique et las, cette éruption du rire spontané, joyeux, qui lui a donné envie d'écrirer Rabelais. Dans un chapitre extraordinaire du premi
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Face au récit dominant de la culture française du XIXème, Rimbaud, Vermersch, Reclus et les autres apparaissent comme autant d'exemples du « vernaculaire. Le vernaculaire est l'équivalent d'un langage naïf ou inférieur. d’une certaine manière incomplet : un discours particulier, un dialecte. « ll m'est bien évident que j‘ai toujours été de race inférieure s, écrit Rimbaud dans Mauvais sang. « [N]e sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire ». Par opposition à ce qui est rationalisé, fabriqué en série et mécanisé, le vernaculaire se distingue comme unique et artisanal, « un produit ou une situation à quoi l'administration de marché. comptable et bureaucratique ne peut répondre efficacement ». le vernaculaire doit être relevé, assimilé au langage universel et à la marche en avant du progrès. Mais il résiste. la prose. par exemple, medium par excellence de l'explication et de l'exposition, est devenue. au milieu du XIXème siècle, l'instrument du grand mouvement pédagogique de ce siècle du progrès — qui apporterait une instruction méthodique et graduelle aux masses incultes :

Ce sont les conquérants du monde.
Cherchant la fortune chimique personnelle;
Le sport et le confort voyagent avec eux;
Ils emmènent l'éducation
Des races. des classes et des bêtes. sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
À la lumière diluvienne.
Aux terribles soirs d'étude.

(Mouvement)


la prose de Rimbaud et de Lautréamont, qui refuse l'exposition et le didactisme. se place du côté de l'émancipation plutôt que de la pédagogie. Leur résistance au progrès se distingue de la clament anti-progressiste que l'on entend du début à la fin du XIXème siècle, et qui dit la crainte des intellectuels bourgeois face à un progrès qu'ils croient synonyme d’égalité. Rimbaud et Lautréamont résistent à l’institutionnalisation et à la représentation du progrès parce qu'ils savent qu’il n’a rien à voir avec l’égalité.
Dans ses diverses formes, le vernaculaire peut servir de bannière aux mouvements féministes, écologiques ou noirs : les nouvelles subiectivités révolutionnaires et alternatives de notre époque. À mon sens, le mot « vernaculaire » ne renvoie pas à un régionalisme suffisant, à l'espace préservé d'une sagesse populaire ou d’une pureté de classe. L'œuvre de Rimbaud est plus inquiète que cela. Une inquiétude se traduisant par des déplacements constants dans un espace culturel où la contagion et les rencontres peuvent se produire entre une classe et une autre, voire entre une espèce et une autre. En d'autres termes, Rimbaud n'a pas l'intention de créer une culture sauvage, adolescente ou communarde. Il participe. au contraire, de l'articulation d’un l'apport sauvage adolescent ou communard à la culture.
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Après tout, c'est peut être Rimbaud, et non le Baudelaire que nous lisons au prisme de la passion dévorante de Walter Benjamin pour la ville de Paris, qui a su le mieux rassembler les figures et les tropes de ce siècle. Adrien Rifkin a fort bien montré combien la lecture benjaminienne de Baudelaire a engendré les figures et stéréotypes - les chiffonniers et les flâneurs - qui peuplent encore aujourd'hui notre vision du Paris du XIXème. Mais il nous a aussi révélé des figures - telle la midinette de Zola - qui, bien que tapies dans les marges du Paris de Benjamin, sont tout aussi fortes que les types sociaux incarnant leur moment historique, et qui sont la source d'autant de réitération productives ultérieures que immortalisées par Benjamin.
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La Commune, écrit Marx, devait être un corps en action, non un corps parlementaire. Son abolition de l'investiture hiérarchique entraîna le déplacement (la révocabilité) de l’autorité, le long d’une chaîne ou d’une série de « places », dépourvue de tout terme souverain. Chaque représentant, exposé à la révocation immédiate devient interchangeable avec, et ainsi égal à, ceux qu’il représente.

Cette autorité révocable et distribuée a pour conséquence directe le dépérissement de la fonction politique en tant que fonction spécialisée. Ce n’est pas en 1875, lorsqu'il choisit le « silence », mais dès 1871 avec les Lettres du Voyant, que Rimbaud commence à dépasser l'idée d’un domaine spécialisé du langage poétique ou même de la poésie — la fétichisation de l'écriture comme pratique privilégiée. Dans ces lettres, l’écriture poétique est considérée, entre autres, comme un moyen d’expression, d’action, et surtout de travail :

"Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris — où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris !"

Le voyant, alors, on l'a souvent remarqué, « se fait voyant » : « je travaille à me rendre voyant ». L’accent porte ici sur le travail de transformation de soi par opposition au lieu commun romantique de la prédestination poétique. Dans les lettres, le projet du voyant n'apparaît pas simplement comme une volonté de combattre des pratiques poétiques spécifiques, contemporaines ou passées, mais comme une volonté de vaincre et de supplanter entièrement la « poésie ». Comme l'« abolition de l’État », le processus et posé par Rimbaud est un processus révolutionnaire long, difficile et graduel. Ce travail n'est pas solitaire, mais social et collectif: « viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé ! ». En fait, le projet du voyant peut être compris dans sa totalité, comme une illustration de la production non aliénée en général. Rimbaud laisse entendre que ses progrès doivent être mesures par le degré d’abolition de « l'infini servage de la femme » : « Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra par elle et pour elle, l'homme — jusqu'ici abominable —, lui ayant donné son envol, elle sera poète, elle aussi ! », on doit placer une exclamation extraite des lettres, comme « Ces poètes seront ! », dans le contexte de l’émergence d’un sujet collectif, particulièrement saillant dans son travail ultérieur : le nous des derniers moments d'une saison (« Quand irons-nous... »), d'A une Raison, d’Après le Déluge. Les foules en mouvement — la géographie humaine des insurrections, des migrations et des déplacements massifs — dominent les textes en prose ultérieurs : « Le chant des cieux, la marche des peuples ! » (Une saison); « les migrations plus énormes que les anciennes invasions » (Génie); « la levée des nouveaux hommes et leur en-marche » (À une Raison); « des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau » (Villes). On peut déceler la résonance utopique du travail nouveau — « saluer la naissance du travail nouveau » — jusque dans le projet du voyant : une entreprise de transformation de soi et de la société impliquant que les poètes eux-mêmes acceptent de le transformer continuellement, dussent-ils cesser d'être poètes.
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Pour examiner les implications du « luxe communal », j’ai dû étendre le cadre chronologique et géographique de l’événement au-delà des soixante-douze journées parisiennes – de la tentative de saisie des canons de la ville le 18 mars au massacre des derniers jours de mai – auxquelles on le limite généralement. Comme Alain Dalotel et d’autres, je fais commencer l’événement dans la fièvre des réunions ouvrières et des clubs des dernières années de l’Empire. Et je termine par un examen approfondi de la pensée produite dans les années 1870 et 1880, lorsque d’anciens communards réfugiés et exilés en Angleterre et en Suisse comme Élisée Reclus, André Léo, Paul Lafargue et Gustave Lefrançais, entre autres, rencontrèrent certains de leurs soutiens – des gens comme Marx, Kropotkine et William Morris – et travaillèrent avec eux. Pour ces derniers, bien qu’éloignés géographiquement de
l’insurrection, comme pour un autre de ses contemporains, Arthur Rimbaud, auquel j’ai consacré un autre ouvrage, et tant d’autres, ce qui s’est passé à Paris pendant ces quelques semaines a joué un rôle déterminant dans leur vie et dans l’évolution de leur
pensée. J’ai modifié les limites spatiales et temporelles habituelles de la Commune de façon à inclure ses effets sur ces domaines voisins pour deux raisons extrêmement précises. La temporalité étendue me permet de montrer que la guerre civile ne fut pas, comme on l’entend souvent, une excroissance du
patriotisme et des difficultés liés aux circonstances de la guerre avec une puissance étrangère. Cela me permet de montrer qu’en réalité, ce fut à peu près le contraire : la guerre avec une puissance étrangère ne fut qu’un moment de la guerre civile alors en cours. D’autre part, en mettant au premier plan la production théorique postérieure, celle du mouvement exilé hors de France (plutôt que, par exemple, les penseurs qui l’ont précédé, les Proudhon ou les Blanqui), je suis en mesure de retrouver, dans les
déplacements, les croisements et les écrits des survivants, une sorte de vie après la mort de la Commune qui ne vient pas exactement après, mais qui est pour moi partie intégrante de l’événement. En français, le mot « survie » dit bien cela : une vie au-delà de la vie. Non pas la mémoire de l’événement ou son héritage, même si des formes de mémoire et d’héritage étaient déjà certainement en train de se constituer, mais sa prolongation, tout aussi vitale à la logique de l’événement que les premiers actes d’insurrection dans les rues de la ville. C’est une
continuation du combat par d’autres moyens. Dans la dialectique du conçu et du vécu – l’expression est d’Henri Lefebvre – la pensée d’un mouvement ne se génère qu’avec et après lui : elle est libérée par les énergies créatrices et l’excès du mouvement lui-même. Ce sont les actions qui produisent des rêves et des idées, non l’inverse. Une pensée si étroitement liée à l’excès d’un
événement ne peut avoir la finesse et la minutie d’une théorie produite à distance, qu’elle soit géographique ou chronologique. Elle porte les traces de son moment – ou plutôt, elle se consi-
dère comme faisant encore partie de la construction de ce moment, et c’est donc une pensée à l’état d’ébauche, d’élaboration. Elle ressemble assez peu à la « grande théorie » telle qu’on la conçoit généralement. La Guerre civile en France et Le Capital ne sont pas le même genre de livre. Et si Reclus et Morris, par exemple, passent parfois pour despenseurs confus ou peu systématiques, c’est parce qu’ils ont tenu à envisager la pensée comme labcréation et la construction d’un contexte où les idées peuvent être productives et faire effet dans le moment même de leur production. Lorsque j’ai écrit pour la première fois sur le communard Élisée Reclus il y a vingt ans, son œuvre était à peu près inconnue en dehors des travaux de quelques pionniers de la géographie anticoloniale comme Béatrice Giblin et Yves Lacoste. Aujourd’hui, il suscite un énorme intérêt et des chercheurs du monde entier s’efforcent de repenser son œuvre
comme une sorte d’écologisme avant la lettre. Ses écrits sur l’anarchisme ont aussi fait l’objet d’un regain d’attention, tout comme ceux de Kropotkine. Dans le même temps, William Morris est apparu pour beaucoup comme l’une des voix fondatrices
du discours de l’« écologie socialiste ». Mais aussi utile qu’elle ait pu être pour ma propre pensée, la recherche actuelle ne fait absolument pas le lien, ou alors incidemment, entre la pensée politique de Morris, Kropotkine ou Reclus et ce que Morris a appelé « cette tentative d’établir la société sur la base de la liberté du travail qu’on appelle la Commune de Paris de 18715 ». Les derniers chapitres du livre entendent notamment établir ce lien. L’objectif est également de montrer comment sont repensées
conjointement, dans l’œuvre de ces trois auteurs, ce que Reclus appelait la « solidarité », ce que Morris appelait la « camaraderie » (fellowship) et ce que Kropotkine appelait l’« entraide », au sens non pas d’un sentiment moral ou éthique mais d’une stratégie politique.
Comme je tentais de reconstituer la survie immédiate du mouvement – ce qui s’est passé du vivant de ses participants – j’ai repensé à une image qui vient du livre que Reclus préférait parmi tous ceux qu’il a écrits, L’Histoire d’un ruisseau. Dans ce petit livre, destiné aux écoliers, et qui figurait souvent parmi les prix distribués aux élèves à la fin de l’année, il évoque « la forme serpentine » des « ruisselets [...] qui se creusent sur la plage de l’Océan après le reflux de la marée ». Si, pour nous, la marée est à
la fois la grandeur de l’aspiration et des accomplissements de la Commune et la violence du massacre qui l’a écrasée, dans le sillage, mais aussi au cœur même de ces deux mouvements de forces antagonistes gigantesques apparaît déjà, dans le sable, un
minuscule réseau de bulles d’air, signes de la présence d’un monde invisible. Ce système d’échanges rapides, de croisements et de collaborations, de formes symboliques de solidarité et de rencontres sporadiques, aussi éphémère fût-il, exerce lui-même une force d’entraînement – et c’est ce que j’ai essayé de faire apparaître dans la dernière partie du livre.
L’Histoire d’un ruisseau a aussi un autre intérêt pour nous, celui de nous aider à comprendre la puissance historique disproportionnée de la Commune rapportée à l’échelle relativement modeste de l’événement. Le livre faisait partie d’une collection dirigée par Pierre-Jules Hetzel, éditeur de Jules Verne,
Proudhon et Tourgueniev, qui l’avait conçue avec cette ambition encyclopédique typique du milieu du xixe siècle : il s’agissait d’offrir aux adolescents une « littérature d’histoires » – l’histoire des choses et des éléments dont on considère généralement qu’ils n’en ont pas. Un célèbre astronome écrivit donc une histoire du ciel, et Viollet-le-Duc une histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale. Le choix de Reclus d’écrire l’histoire d’un ruisseau reflétait sa prédilection pour une échelle géographique non
pathologique, qui pouvait être celle du champ par exemple, ou du village ou du quartier. Une représentation assez juste de la Commune serait de dire qu’elle possède les qualités que Reclus attribue dans son livre au ruisseau. Son échelle et sa géographie
sont de l’ordre du vivable, non du sublime. Le ruisseau, selon lui, était supérieur au fleuve en raison de l’imprévisibilité de son cours. Quand les torrents d’eau de la rivière se précipitent dans le profond sillon déjà creusé par les milliards de litres qui les ont précédés, le ruisseau suit son propre chemin.
Pour cela même, en proportion, les eaux du moindre ruisseau sont beaucoup plus puissantes que celle de l'Amazone.
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