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Citation de MegGomar


Ce qui vaut pour Proust s’applique, bien sûr, à la littérature en général
et à sa capacité à lever un coin du grand voile, à percer de nouvelles
perspectives, à désenclaver, à désancrer nos habitudes et jusqu’à nos plus
profondes convictions. Mais l’impact qu’a eu sur moi À la recherche du
temps perdu, en dehors des raisons déjà exposées dans les précédents
chapitres, tient à ceci que l’œuvre de Proust se place tout entière sous le
signe libératoire du flux – flux du temps qui s’écoule, bien sûr, et d’une
continuelle transformation des êtres et des choses –, quand j’ai été élevée
dans un milieu dont l’idéologie conservatrice sacralisait l’immuabilité et
vitupérait le changement. Ainsi peut-on lire dans Du côté de chez Swann
cette phrase souvent citée : « Peut-être l’immobilité des choses autour de
nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas
d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. » Ou, dans
Albertine disparue : « Notre moi est fait de la superposition de nos états
successifs. Mais cette superposition n’est pas immuable comme la
stratification d’une montagne. Perpétuellement des soulèvements font
affleurer à la surface des couches anciennes. » Page après page, la
Recherche agissait comme une prise de conscience émancipatrice. Cette
esthétique de la mobilité, destinée à découvrir le moi des profondeurs, est
au fondement de l’analyse proustienne de « cette âme humaine dont une des
lois, fortifiée par les afflux inopinés de souvenirs différents, est
l’intermittence. » Contre l’histoire étale et monolithique, contre l’univocité
des raisonnements, Proust proposait une géologie vivante de la tectonique
des plaques et des élans telluriques. À l’opposé d’une psychologie
poussiéreuse qui avait les raideurs d’un traité de castellologie, il érigeait la
volatilité de la mémoire en fortification.
Que Proust ait d’abord songé à donner pour titre à son roman Les
Intermittences du cœur dit assez combien l’écrivain tenait à cette idée
centrale de discontinuité, d’instabilité, de fluctuation – du moi, mais aussi
des opinions, des critères, des convictions d’une société. Elle se matérialise
dès les premières pages dans le symbole de la « lanterne magique » qui, en
substituant « à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles
apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un
vitrail vacillant et momentané », parvient à distraire l’enfant quand sa
chambre, à l’heure honnie du coucher, redevient « le point fixe et
douloureux de [s] es préoccupations ». Elle s’approfondit avec la métaphore
de « ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine
rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à
peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se
différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages
consistants et reconnaissables ». Elle se poursuit avec l’objet proustien par
excellence, le kaléidoscope, qui, pareil à la société qui change d’opinion,
« place successivement de façon différente des éléments qu’on avait crus
immuables et compose une autre figure », en renversant « une fois de plus
ses petits losanges colorés ». Elle s’incarne surtout dans le personnage
diffracté, innombrable, d’Albertine la fugitive, inaccessible et
impréhensible « grande déesse du Temps », une Albertine orpheline, sans
foyer, sans histoire ni amarres, qui révélera au narrateur les vertus
étrangement apaisantes de la variation et du morcellement :
"Mais ce fut surtout ce fractionnement d’Albertine en de nombreuses parts, en de
nombreuses Albertine, qui était son seul mode d’existence en moi. Des moments revinrent où
elle n’avait été que bonne, ou intelligente, ou sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports.
Et ce fractionnement, n’était-il pas au fond juste qu’il me calmât ? Car s’il n’était pas en lui
quelque chose de réel, s’il tenait à la forme successive des heures où elle m’était apparue,
forme qui restait celle de ma mémoire, comme la courbure des projections de ma lanterne
magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il pas à sa manière une vérité
bien objective celle-là, que chacun de nous n’est pas un, mais contient de nombreuses
personnes qui n’ont pas toutes la même valeur morale […]."
C’est cet être pluriel, mystérieux, que Proust a constitué pour la
première fois en sujet universel. En abolissant la supposée différence de
nature entre citoyen universel et sujet minoritaire, entre le prétendu ordre
hétérosexuel et le prétendu désordre homosexuel, en découvrant que le côté
de chez Swann touche le côté de Guermantes, l’écrivain, bouclant la plus
improbable des boucles, procède à une double opération : il replace la
marge éparpillée au centre et, partant, décentre la norme censément
univoque. Seule l’appréhension de figures successives détermine une
connaissance objective. Seule la pluralité véritable, avec ce qu’elle compte
de sauvagerie et d’inconnaissable, fonde l’universel.
Cette conviction est aussi la colonne vertébrale et le ciment d’une
œuvre qui, par l’art de la transposition, a entrepris d’extraire l’essence de
toute chose à partir d’un éloge de la multiplicité et de la disparité des êtres,
des objets, des émotions :
"D’ailleurs, comme les individualités (humaines ou non) sont dans un livre faites
d’impressions nombreuses qui, prises de bien des jeunes filles, de bien des églises, de bien des
sonates, servent à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, ne ferais-je pas
mon livre de la façon que Françoise faisait ce bœuf mode, apprécié par M. de Norpois , et dont
tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée ?"
Le pouvoir de Proust à convoquer l’univers dans une tasse de thé ou à
le faire sortir de la gelée d’un bœuf mode est le même que celui de la nature
dans sa diversité infinie des espèces et des plantes. La description des
nymphéas sur les étangs de la Vivonne donne un éloquent exemple de la
puissance de l’écrivain, capable de renverser la terre et le ciel d’un coup de
plume, lorsqu’il évoque :
"l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait
aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-
mêmes ; et soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un
bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme quelque port
lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en
accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus
fugitif, de plus mystérieux – avec ce qu’il y a d’infini – dans l’heure, il semblait les avoir fait
fleurir en plein ciel."
Tel était l’espace – et telle sa poétique – que m’offrait Proust en un seul
livre : une réflexion en perpétuel progrès aux antipodes des ressassements
généalogiques, l’assurance de ma réintégration dans l’humanité en lieu et
place d’une exclusion familiale, un paysage où évoluer sans cesse au
contraire du séjour immobile dans le château éternel. Je passais d’une
lecture verticale du monde, monolithe, hiérarchisée, autoritaire, héritée de
l’Ancien Régime et du XIXe siècle, à une lecture oblique, plurielle, globale
et en trois dimensions de l’univers. De la claustration à l’ouverture. Du
passé à l’avenir.
Ce prodige à faire « tourner des mondes », à montrer l’envers de la
tapisserie, à nous guider dans sa trame et ses fils multicolores, Marcel
Proust l’a accompli depuis sa chambre aux murs recouverts de liège,
allongé, écrivant dans les positions les plus inconfortables, se nourrissant de
croissants et de café au lait, dans un confinement (relatif) de plus de dix
ans. Comment ne pas penser, ici, à Emily Dickinson, à sa vie consacrée à la
poésie, recluse dans une maison jaune et cossue de la bourgade d’Amherst
(3 000 habitants), devenue le paratonnerre de tout l’univers ? Un jour,
Emily Dickinson invita sa nièce de huit ans à entrer dans sa chambre. Elle
referma la porte derrière elle, sortit une clé imaginaire de sa poche, fit mine
de l’insérer dans la serrure pour la verrouiller à double tour. Puis elle se
retourna et dit à l’enfant, en montrant la clé fantôme qu’elle tenait entre le
pouce et l’index : « This is freedom. »
L’ironie du sort veut que Proust, reclus volontaire dans sa forteresse de
liberté, ait précisément accompli ce miracle auprès de la lectrice que je suis
devenue avec le temps : m’assurer le chemin pour enjamber les douves de
mon château fantasmagorique et sortir du confort trompeur de l’enceinte
infertile. Dès lors, et pour reprendre les mots oraculaires de Victor Hugo, au
« livre de pierre, si solide et si durable », a succédé le « livre de papier, plus
solide et plus durable encore ». Je pouvais désormais laisser derrière moi
« l’aristocratie en sa construction lourde, percée de rares fenêtres, laissant
entrer peu de jour, montrant le même manque d’envolée, mais aussi la
même puissance massive et aveuglée que l’architecture romane, [qui]
enferme toute l’histoire, l’emmure, la renfrogne ».
L’espace imaginaire ouvert par Proust n’a pas de propriétaires, il n’est
juché sur aucun promontoire, aucune muraille n’en défend l’entrée. Il est
comme l’univers : en perpétuelle expansion. Cela n’en fait pas moins un
point de repère à l’horizon de mes bibliothèques, un lieu permanent qui
cependant se transforme au gré de mes relectures. Ce roman total me suit
partout depuis trente ans.
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