Leif Enger

En 1987, on pouvait acheter une maison à cent mètres du lac pour 9000 dollars et une salle de cinéma pour 30 000, avec sa marquise art déco et son improbable décoration. Je venais de tourner le dos à Dieu mais je disposais de l’argent nécessaire. Je fis l’acquisition des deux. »

« C’est une belle femme, dit Rune en observant les oiseaux qui sautillaient tranquillement sur sa main, avant de les chasser d’un geste. Pourquoi ne s’est-elle pas remariée ? »
C’était un sujet qu’il m’était difficile d’aborder, et pas uniquement pour des raisons de vocabulaire.

Le mal de tête était tolérable mais j’avais tout de même pris les cachets. C’était merveilleux de s’endormir de la sorte, j’avais l’impression de dériver dans une petite embarcation sur une mer ondoyante. Je me réveillai deux ou trois fois dans la nuit mais au lieu de m’inquiéter sur l’état de mon cerveau, sur le sort de l’Empress ou sur le tarif de plus en plus exorbitant de ma franchise, je me rappelai que j’étais à bord d’une barque qui oscillait doucement, construite dans le seul but de me permettre de dormir – ce qui m’aida à replonger dans le sommeil, avec un profond soulagement.

Lorsque le département de biologie du lycée s’était débarrassé de sa réserve d’animaux empaillés, Alec avait récupéré le grand-duc et était allé le cacher un soir au milieu des arbustes, juste à côté de chez Beeman. Celui-ci était retenu au Naufragé et Alec attendit deux bonnes heures en fredonnant dans son coin, accroupi au milieu des genévriers, avant de foutre une trouille bleue à Beeman lorsqu’il remonta l’allée. Alec était un vrai boute-en-train, quand il s’y mettait. L’histoire du hibou m’en remit d’autres en mémoire et quand je relevai les yeux Rune avait l’air fatigué.

Cueillir le moment présent ? Je n’étais même pas certain de savoir ce que signifiait une telle assertion. Je tenais à peine debout. Je ne pouvais pas me fier à ma vue et je me demandais si j’avais repris conscience de manière définitive. Le matin même j’avais jeté la plupart de mes vêtements, convaincu que c’étaient des volontaires sournois de l’Armée du Salut qui étaient venus les fourrer dans mon armoire. « Cueillir le moment présent » m’évoquait l’idée d’un présent qu’on pouvait saisir par la poignée et emporter avec soi comme une valise. Je me méfie des épiphanies.

Il était déconcertant de penser qu’une sorte de révélation avait enfin eu lieu, avant d’être étouffée par le papier bulle de la commotion.
Le bon côté de la chose, c’est qu’il était agréable de se sentir l’objet d’une telle attention. Le monde paraissait adouci et chaleureux derrière ces lunettes de soleil. Tout me semblait un peu vertigineux – un mot que j’aurais été bien incapable de retrouver, sur le moment – mais j’étais également habité par un sentiment de grande reconnaissance, une sorte de bienveillance à l’égard du monde.

Si j’avais eu davantage de vocabulaire à ma disposition je lui aurais parlé du dernier motel qui subsistait encore à Greenstone : Le Voyageur, un bâtiment en forme de L à la peinture écaillée dont le parking était régulièrement balayé par les tourbillons de détritus que charriaient les bourrasques. Bien qu’officiellement « ouvert », Le Voyageur était toujours complet, les chambres étant occupées en permanence par les enfants du propriétaire, devenus adultes mais n’ayant pas réussi à se frayer leur chemin dans le monde.

Il y avait de fortes chances que je retrouve mon équilibre dans quelques jours, à condition de ne pas faire de chute. Et que je souffre de maux de tête, à moins que je ne finisse par m’en accommoder. Il prétendait que d’ici peu je me rappellerais le nom de mes amis et de mes proches, que je recouvrerais l’usage de mes membres et des pans entiers de mon histoire personnelle que je n’avais pas encore conscience d’avoir perdus. Malgré l’état de confusion dans lequel je me trouvais, Koskinen me plut sur-le-champ.

Lorsque je suis venu m’établir à Greenstone, orphelin désormais adulte – et après avoir abandonné mes études de théologie – la ville appartenait déjà au passé : les mines avaient fermé, l’usine Plank était condamnée. Les enfants qui criaient dans Maine Street n’entendaient plus que leur propre écho. Les entrepôts sur pilotis où l’on stockait le minerai avaient une allure énigmatique, comme s’ils avaient été construits par des extraterrestre – ou, pourquoi pas, par des Egyptiens.

Sa douce voix de baryton résonnait comme un tambour dans mon crâne. Les soubresauts de la Geo et l’intensité de la lumière extérieure me donnaient la nausée. Je faisais de temps à autre un signe de la main à Tom et il allait se ranger sur le côté de la route, le temps que je reprenne mes esprits. Tandis que je me reposais et laissais la sueur s’évaporer de mon front, adossé à un talus herbeux qui surplombait le lac, je crus apercevoir un homme au large, non loin du rivage.