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Citation de gparsonz


Après la soirée à laquelle je lui avais parlé pour la première fois, nos relations changèrent. Jusque-là elle était pour moi un objet étranger, mais grandiose, de la nature extérieure ; après, elle fut moi une personne. Je la rencontrais, je lui parlais, j'allais trouver parfois son père au travail, je passa des soirs entiers chez eux. Dans cette intimité elle n'en resta pas moins à mes yeux toujours aussi pure, inaccessible et majestueuse. toujours et à tout avec le meme calme, la même fierté, la même indifférence joyeuse. Parfois elle était aimable, mais le plus souvent chacun de ses regards, chacune de ses paroles, chacun de ses mouvements reflétait cette indifférence, non pas méprisante, mais écrasante et charmeuse. Chaque jour, avec un sourire voulu sur les lèvres, je tachais de jouer un rôle et avec au cœur le tourment de la passion et du désir je plaisantais avec elle. Elle voyait que c'était une feinte, mais elle portait sur moi des regards droits, gais et simples. Cette situation me devint intolérable. Je voulais cesser de lui mentir, je voulais lui dire tout ce que je pensais et sentais. J'étais particulièrement irrité ; cela se passait dans les vignes. Je me mis à lui parler de mon amour en des termes dont le souvenir seul me fait honte. Honte, parce que je ne devais pas oser lui dire cela, parce qu'elle était immensément au dessus des mots et du sentiment que je voulais ainsi exprimer. Je me tus, et de ce jour ma situation fut intolérable. Je n'ai pas voulu m'abaisser en conservant nos anciennes relations badines, et j'ai senti que je n'étais pas arrivé à une attitude droite et simple envers elle. Je me demandais avec désespoir : que dois-je faire ? Dans mes rêves insensés je me la figurais tantôt mon amante, tantôt ma femme, et je repoussais avec dégoût et l'une l'autre pensée. En faire une fille aurait été horrible. Ç'aurait été un meurtre. En faire une dame, la femme de Dmitri Andréevitch Olenine, comme une Cosaque d'ici qu'a épousée un de nos officiers, aurait été pis encore. Si encore moi, j'avais pu devenir Cosaque, une espèce de Lucas, voler des chevaux, me saouler de tchikhir et de chansons, tuer des hommes et, ivre, me couler chez elle par la fenêtre pour la nuit, en oubliant qui je suis et pourquoi j'existe, alors c'eût été une autre affaire, alors nous aurions pu nous comprendre, et j'aurais pu être heureux. J'ai essayé de me livrer à cette vie, et j'ai senti encore mieux ma faiblesse, mon inconsistance. Je n'ai pas pu m'oublier moi-même, ni oublier mon passé compliqué, discordant, monstrueux. Et mon avenir, je me le figure encore plus désespéré. Chaque jour j'ai devant moi les lointaines montagnes neigeuses et cette femme majestueuse, heureuse. Et l'unique bonheur possible sur cette terre n'est pas pour moi, cette femme n'est pas pour moi ! Le plus terrible et le plus doux dans mon état, c'est que je sens que je la comprends, tandis qu'elle ne me comprendra jamais. Non pas qu' elle soit au-dessous de moi, au contraire, elle ne doit pas me comprendre. Elle est heureuse ; elle est, comme la nature, égale, calme et toute à soi. Tandis que moi, faible créature mutilée, je veux qu'elle comprenne ma monstruosité et mes tourments. J'ai passé des nuits blanches à me promener sans but sous ses fenêtres, sans me rendre compte de ce qui se passait en moi.
Le 18, notre compagnie est partie pour un raid. J'ai été trois jours hors du village. J'étais triste et indifférent. Au détachement, les chansons, les cartes, les beuveries, les bruits d'avancement m'étaient plus odieux que d'habitude. Me voici maintenant rentré à la maison, j'ai retrouvé et elle, et ma maisonnette, et l'oncle Erochka, et les montagnes neigeuses contemplées de mon petit perron, et un sentiment nouveau de joie m'a si puissamment envahi que j'ai tout compris. J'aime cette femme d'un véritable amour, pour la première et unique fois de ma vie. Je sais ce qui m'arrive. Je ne crains pas de m'abaisser par ce sentiment, je n'ai pas honte de mon amour, j'en suis fier... Ce n'est pas ma faute, si je suis tombé amoureux. C'est arrivé contre ma volonté. J'ai fui mon amour dans le renoncement, je me suis forgé une joie dans l'amour du Cosaque Lucas pour Marion, et je n'ai fait qu'irriter mon amour à moi et ma jalousie. Ce n'est pas l'amour idéal, le prétendu amour élevé que j'éprouvais auparavant ; ce n'est pas cet attrait par lequel on se complaît à regarder son amour, on sent en soi la source de son sentiment et on fait tout soi-même. Cela aussi, je l'ai éprouvé. C'est encore moins un désir de jouissance. C'est quelque chose d'autre. Peut-être que j'aime en elle la nature, la personnification de toute la beauté de la nature ; mais je n'ai pas ma liberté : à travers moi, ce qui l'aime, c'est une force élémentaire, tout l'univers du bon Dieu ; toute la nature insuffle cet amour dans mon âme et me dit : Aime ! Je l'aime non point par le cerveau, ni par l'imagination, mais de tout mon être. En l'aimant, je me sens une partie indivisible de tout l'heureux univers du bon Dieu.
J'ai écrit déjà les convictions nouvelles que j'ai retirées de mon existence solitaire ; mais nul ne peut savoir à quel prix elles se sont formées en moi, avec quelle joie j'en ai pris conscience et j'ai vu la voie nouvelle ouverte à ma vie. Je n'avais rien de plus cher que ces convictions... Eh bien... l'amour est venu, et les voilà mortes, mortes, sans regret ! Il m'est même difficile de comprendre que j'aie pu chérir un état d'esprit si unilatéral, si froid, si intellectuel. La beauté est venue, et elle a dispersé aux quatre vents tout ce dur labeur intérieur. Et nul regret de ce qui a ainsi disparu ! Le renoncement, c'est une sottise, une bizarrerie. C'est encore de l'orgueil, un refuge contre le malheur mérité, un moyen de salut contre l'envie du bonheur d'autrui. Vivre pour les autres, faire le bien ! À quoi bon, quand mon âme est possédée du seul amour de moi et du seul désir de l'aimer et de vivre avec elle, de sa vie ? Ce n'est pas pour les autres, ce n'est pas pas pour Lucas que je souhaite aujourd'hui le bonheur. Maintenant je ne les aime pas, ces autres. Autrefois je me serais dit : c'est mal. Je me serais tourmenté de questions : qu'adviendra-t-il d'elle, de moi, de Lucas ? Maintenant tout m'est égal. Je ne vis pas par moi-même ; il y a quelque chose de plus fort que moi qui me conduit. Je souffre, mais autrefois j'étais mort, et maintenant seulement je vis. Je vais tout de suite aller les trouver et je lui dirai tout. » (2/2)
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