J'ai pourtant vécu, j'ai travaillé, j'ai mangé, picolé, ri et pleuré et baisé avec eux, au milieu d'eux, j'ai collaboré car c'était ma mission au Département, avec le Chef, officiellement pour la défense et l'honneur de l'Union, de la démocratie, J'ai collaboré avec la honte. Des heures, des années noires. Machinistes, soldats, policiers, ce sont nos frères qui œuvrent, nos collègues, nos amis, je les connais, je les côtoie, je sais qu'ils recommenceront, qu'ils pourront pas faire autrement. Parce que lorsqu'on reçoit l'ordre, n'importe quel ordre, surtout celui qui semble anodin, on touche à sa propre vérité.
J’ai collaboré avec la honte. Des heures, des années noires. Immuable paradoxe de ces wagons de bois qui défilent dans des plaines sans noms, les uns derrière les autres dans une fumée opaque, sur la seule voie certaine menant à l’autodestruction.
À l’Holocauste.
Il y a plus de wagons à bestiaux aujourd’hui, il y a plus de wagons car on en a simplement plus besoin. Ils sont toujours là, dans nos têtes.
Et les locomotives voraces qui les tractent sifflent leurs jets brûlants de vapeur sur nos âmes grises. Éternellement. Machinistes, soldats, policiers, ce sont nos frères qui œuvrent, nos collègues, nos amis, je les connais, je les côtoie, je sais qu’ils recommenceront, qu’ils pourront pas faire autrement. Parce que lorsqu’on reçoit l’ordre, n’importe quel ordre, surtout celui qui semble anodin, on touche à sa propre vérité : les considérations qui pèsent, les enjeux personnels, la peur, tous ces risques qu’on évalue.
Sa propre vérité…
Alors on lui fait alors face.
Depuis la frontière rendue provisoirement éternelle en 2047, des bunkers mobiles avaient surgi un peu partout le long de la voie, afin d’empêcher toute descente du Magnéthalys en cas de panne. Les ruptures d’alimentation des fusiopiles, qui délivraient la puissance électrique indispensable à la supraconductivité des aimants, étaient fréquentes. Pannes, sabotages, personne ne faisait plus trop la différence. Et le gouvernement sécessionniste n’avait aucune envie de voir des passagers s’éparpiller dans le land de Berlin, sans avoir été contrôlés, répertoriés ou refoulés si besoin.
Or les probabilités, c’est très, très compliqué à ingurgiter et franchement, quand on se retrouve piégé dans la trombe de la chasse d’eau du destin, on en a plus grand-chose à faire, seul le résultat s’impose. Sanglant et chaleureux comme une bonne vieille dysenterie tropicale. La souffrance et l’écœurement viennent ensuite, quand on ose regarder et renifler un peu derrière soi. Enfin, le désespoir et là, on est prêt à croire n’importe quoi n’importe qui, ou bien à plus rien croire du tout.