L'adolescence, c'était l'être humain dans toute son énergie, dans toute sa force, dans toute sa rébellion face à l'injustice généralisée. C'était la période où naissait ce qu'une personne pouvait avoir de meilleur en elle. C'était un éveil brutal, une claque dans la gueule, et chacune des réponses à ce choc prouvait que la foi en l'humanité avait une raison d'être. L'enfant grandissait et devait apprendre à se battre, ou bien rendre les armes et rentrer dans ce fameux et étouffant moule dont on avait cette conscience aiguë, quitte à se tordre en tous sens jusqu'à se broyer les os.
On se traîne avec cette boule de vide au milieu du corps, on tente de la combler en serrant contre nous peluches, oreillers, couvertures, tout ce qui peut nous donner l'illusion que nous ne sommes pas seul-es, mais ça marche si rarement, parce que rien ne peut remplacer un véritable contact, une chaleur corporelle, un battement de cœur contre le nôtre, des inspirations qui suivent nos expirations dans un échange d'air parfois un peu puant, mais si chaud d'amour qu'on s'en tape, quelqu'un-e est là et cette personne aussi était seule jusqu'à ce que nos solitudes s'entre-dévorent.
Ses doigts dévalèrent les côtes de Stanley jusqu'à sa hanche. Un squelette enveloppé d'un drap de peau abîmée et froide que gonflaient régulièrement deux poches d'air usées.
Le moral s'érodait sans doute moins sous les arbres dont le feuillage touffu vous protégeait des pleurs du ciel, mais il s'érodait tout de même. Le gris des nuages, ou cette teinte vide qui piquait les yeux lorsque le temps était si triste qu'il oubliait l'existence du bleu, coulait sur les feuilles. Leur vert cessait de briller, il pleurait, lui aussi, il virait au gris, gris foncé, gris vert.
Vicky s'était demandé comment il pouvait imaginer, ne serait-ce qu'une seconde, ne pas exister, ne pas être réel du tout. À croire que Steph se voyait, depuis sa naissance, sans identité, sans ancrage dans leur monde, jusqu'au moment où il avait mis fin à ses jours, pour voir, peut-être, ce que ça faisait de mourir quand on n'existait pas vraiment.
C'est ce qu'on voit au cinéma, les apocalypses brutales, subites, les effondrements spectaculaires, alors que les véritables extinctions prennent des mois, des années, parfois plus. C'est une agonie interminable qui laisse cruellement la place à l'espoir.
- Ne te mêle pas de ça.
Elle ne dit pas "ce sont des affaires d'adultes", mais Vicky l'entendit, ou l'inventa. Petite Vicky, petite enfant, trop minuscule pour être une personne à part entière, œuvre inachevée, quantité négligeable.
- Tu pleures, Stanley...
- Je sais. P-pardon.
- Pourquoi tu t'excuses de pleurer ?
Ils s'étaient dit leurs noms. Steph avait raconté son histoire - pourquoi pas ? - et Stanley avait tu la sienne, comme il aurait aimé la tuer - il n'avait pas dit cela non plus.
Stanley était un gosse, une toile blanche suppliant qu'on en fasse quelque chose, qu'on donne un sens à son existence, à son être, qu'on lui offre enfin une signification.