Salon du livre de Montréal, 2014 - Marc Aubin, La Justicière
Il faut observer, noter, étudier en détail, envisager les possibilités, ne pas sauter trop vite aux conclusions, se renseigner sur ces fameuses pratiques sadomasochistes et tenir compte des éléments qui manquent encore à la résolution de l’énigme.
Pour la première fois, j’ai eu envie de dominer un homme d’âge mûr. Je m’étais mis en tête de séduire mon professeur de français et de le réduire ensuite au rôle de pantin, dans l’intention ultime d’obtenir de sa part un glorieux « A »sur mon dernier bulletin. Je n’ai jamais aimé le français; la grammaire, la compréhension de texte, ce n’était pas mon truc. Mais peut-être que quelques minauderies me vaudraient de meilleures notes. Je n’avais rien à perdre et tout à gagner.
Mes parents se manifestaient beaucoup d’affection et de respect, et ce petit cocon familial était des plus chaleureux. J’étais choyée et je le leur rendais bien en m’efforçant d’être à leurs yeux une enfant exemplaire.
Lorsque leur décès est survenu, j’ai eu l’impression qu’on me dépossédait d’un trésor. On m’arrachait le cœur, on me déracinait de ce terreau fertile où j’avais grandi. Je me suis retrouvée seule, du jour au lendemain, sous le choc d’une nouvelle que je n’arrivais pas à accepter. J’aurais voulu qu’on me pince, qu’on me gifle pour me ramener à la réalité ; tout cela me semblait être le plus horrible des cauchemars. J’espérais me lever, au petit matin, en réalisant avec soulagement que ce n’était qu’un mauvais rêve, mais je devais plutôt encaisser la réalité, me rendre à l’évidence : un connard avait tué mes parents, mes adorables parents. Pour cela, il aurait mérité qu’on lui arrache la langue, afin de l’empêcher de protester et d’inventer des excuses, et qu’on lui enfonce une bouteille de 40 oz de vodka dans la gorge. Voilà ce à quoi je pensais en m’endormant le soir, rongée par la colère.
Déjà, je ne me considérais pas comme les autres adolescentes. Ces dernières, plutôt fleur bleue, rêvaient d’une danse blottie tout contre un amoureux, d’un long baiser envoûtant échangé dans l’intimité d’un sous-sol aux lumières tamisées. Je considérais quant à moi les garçons d’un œil différent. Mes rêveries étaient d’un autre ordre ; des fantasmes étranges m’habitaient dans lesquels je souhaitais voir les garçons à mes pieds. Dans mon imagination débridée, je jouais les redoutables dictatrices et je leur imposais mes quatre volontés par de furieux claquements de fouet.
Jacques Fournier entreprend de raconter à la psychologue assise à ses côtés que ses difficultés ne s’arrêtent pas là ; lorsqu’il réussit enfin à s’endormir, ses nuits sont terrassées par d’effroyables cauchemars desquels il se réveille en sursaut et en proie à une puissante crise d’angoisse. Le funeste silence nocturne qui règne dans la maison n’a rien pour le rassurer. Il se lève alors, allume toutes les lumières de la résidence, avale une pilule et ouvre la télévision pour se sentir moins seul. Il demeure néanmoins effrayé à l’idée de se rendre à la cave afin d’y allumer là aussi les lumières. Il n’arrive plus à mettre les pieds dans un sous-sol depuis le tragique événement qui l’a traumatisé trois mois plus tôt. Dès qu’il entreprend de descendre les premières marches qui mènent vers les soubassements d’une maison privée, une puissante main invisible lui enserre la gorge et l’empêche de respirer. Un sentiment de panique l’envahit aussitôt et il n’a d’autre choix que de rebrousser chemin. C’est stupide, selon lui, mais il n’arrive pas à contrôler cet affolement spontané.
Rien ne lui semble plus pénible que de se retrouver seul dans sa cuisine devant une chaise vacante. Il ne supporte pas cette absence qui rend dans son esprit sa femme encore plus présente. Il préfère l’animation des restaurants à la lancinante nostalgie de sa regrettée disparue.
Le désir des hommes me saoulait; chaque fois que je rencontrais quelqu’un qui me déshabillait des yeux, j’imaginais que je nourrissais ses fantasmes. Alors je jouais le jeu en lui adressant un regard langoureux avant de me dérober comme une ombre.
Non seulement j’ai obtenu mon « A », mais j’ai aussi contraint Desrosiers à octroyer un piètre « C »à l’une des meilleures élèves de la classe, une fille qui m’avait fait suer au cours des cinq dernières années. C’était ma douce vengeance.
Les fantasmes ne se commandent pas, vous savez. Ils sont des sources d’excitation sexuelle propres à chacun, ils viennent de l’inconscient. Certains évoluent alors que d’autres disparaissent, faisant place à de nouvelles préférences.
Dès l’âge de seize ans, j’éprouvai un impérieux besoin de passer aux actes. Les mises en scène de mon imagination ne suffisaient plus. La soif de dominer les hommes m’envoûtait, mon désir de contrôle devenait obsessionnel.