À deux cents mètres de la boulangerie, Nemetz buta contre le corps d’un petit garçon étendu entre les cariatides qui s’étaient écroulées avec le balcon qu’elles soutenaient. L’enfant, tête nue, était bien chaussé et portait un blouson doublé de fourrure. Son béret bleu marine était à moitié enfoui sous les éboulis. Il avait une profonde blessure à la tempe et ses cheveux blonds étaient emmêlés et poisseux de sang coagulé. Il était couché sur le côté et il était bien difficile de dire s’il avait été tué par une balle ou par un moellon détaché du mur. Nemetz grava dans sa mémoire le numéro de l’immeuble afin de pouvoir le signaler au Bureau des Personnes disparues, au cas où ce bureau fonctionnerait encore. On n’allait pas tarder à se mettre à la recherche de ce petit garçon. En ce moment même, ses parents se disposaient sans doute à se mettre à table et sa mère se promettait de lui donner une bonne raclée pour lui apprendre à rentrer à l’heure.
En fait, il n’aimait que son neveu et n’éprouvait pour sa nièce qu’un sentiment de devoir et de responsabilité. C’était une gosse insupportable, au physique ingrat, et qui cherchait par tous les moyens à attirer l’attention sur elle. Elle avait une peau terne, une bouche en coup de sabre, des lèvres minces et était entièrement dépourvue de grâce et de fraîcheur enfantine. À douze ans, on imaginait déjà ce qu’elle serait à cinquante. Le garçon, en revanche, avait le charme cocasse et la vitalité d’un jeune chiot. Il avait onze ans, des cheveux blonds aux reflets roux, et il était plutôt petit pour son âge.
Dans une ville menacée par la famine, il fallait beaucoup d’ingéniosité et d’obstination pour se procurer des légumes frais ; on comprenait qu’une femme aussi énergique n’ait pas voulu perdre sa place dans la queue sous le simple prétexte qu’un blindé russe surgissait à l’angle de la rue. Lorsque le char avait ouvert le feu, il était trop tard pour fuir. Cette femme et ses trois compagnes n’avaient sans doute pas eu le temps d’avoir peur. Les balles avaient dû les faucher avant même qu’elles se rendent compte qu’elles avaient fait la queue pour rien.
Il y a des gens qui se refusent à voir la vérité en face... Quatre mille chars et deux cent mille hommes ! Avec quoi les repousser ? Avec du vent ?( Vous savez ce qu’a dit hier le général Grebennik ? Qu’il ne retirerait ses troupes de Hongrie que le jour où les poules auraient des dents.
Dans cette ville de fous ? On ne peut même plus aller acheter du pain sans risquer de se faire tuer ! Cette femme, elle a dû recevoir une balle, plus loin, au bout de la rue, et quelqu’un l’aura traînée jusqu’ici pour qu’on l’emmène avec les autres.
Il y a parfois des moments difficiles dans la vie d’un couple. Un mari peut même se laisser aller à des gestes regrettables. Cela ne signifie pas qu’il ira jusqu’à assassiner sa femme.
On a déjà assez d’ennuis comme ça sans s’occuper encore des affaires des autres.