Un récit percutant à deux voix, nuancé subtile et polémique à la fois. Avec "Faites-moi plaisir", Mary Gaitskill fidèle à elle-même questionne les frontières entre abus et consentement.
Traduction et présentation par Marguerite Capelle. Editions de l'Olivier ( 05 mars 2020 ).
Chevauchant encore, de la nuit rugissante au jour blême des trottoirs et des mendiants dont le passé remonte dans les yeux. Des ombres de sons nocturnes chatoient solennellement dans les flaques ; l'ondoiement argenté de mondes à l'envers glisse avec les mottes boueuses et les mauvaises herbes qui pointent au travers. Le passé affleurant dans le présent ; cela arrive.
Des histoires, rien que des histoires, tout ça. Personne n'est fait pour la vie, et c'est pour ça qu'on invente des histoires.
Je longeai le couloir envahi de sublimes créatures. Bras divins, peau dorée, yeux fantastiques, éclatants, lèvres fardées si pulpeuses qu'elles semblaient muettes, faites non pour parler mais seulement pour ressentir, recevoir. Tant de beauté, comme des giclées d couleur violente frappant l'oeil toutes ensemble et produisant un mélange boueux.
Vous avez dû connaître la même expérience vous aussi, dit-elle, ses traits exprimant une détermination étrange, comme s'il était capital qu'elle se fasse comprendre. Faire des choses pour répondre aux attentes des autres ou juste pour sentir qu'on a sa place dans la société, tant on est convaincu que sa véritable identité n'a aucune valeur.
I wanted to love. But I didn’t realize how badly I had been hurt. I didn’t realize that my habit of distance had become so unconscious and deep that I didn’t know how to be with another person. I could only fix that person in my imagination and turn him this way and that, trying to feel him, until my mind was tired and raw.
J'avais envie d'aimer. Mais je ne mesurais pas à quel point j'avais été traumatisée. Inconsciemment, je gardais mes distances, et cette habitude était tellement enracinée en moi que je ne savais pas comment me lier avec quelqu'un. Je pouvais seulement l'épingler dans mon imagination, le tourner de côté et d'autre en essayant de le ressentir, jusqu'à ce que je sois mentalement épuisée, écorchée.
Il ne pleut plus. Mes baskets sont déjà trempées, alors j'y vais franco et marche dans les flaques. Argent et noir, remplies de ciel et du solennel monde à l'envers. L'abri d'autobus glisse sous mes pieds comme un poisson gigantesque et transparent. Sur le côté s'affiche un mannequin en robe noire sans manches. La publicité pour le parfum ATTENTION, MONSIEUR. Elle a un visage exquis, des traits fins, des yeux insondables et une bouche sensible, pulpeuse. Son corps svelte évoque la puissante vitalité d'une anguille. Elle me plaît. Je suis dans son camp pour flinguer monsieur.
Joanne tète une cigarette. Karl mange ses céréales. Sa rage se tait. Sa blessure se tait. J'avale de l'aspirine et de la codéine avec le thé. La pluie martèle le toit. Nous formons un triangle, en connexion. À la télé, une musique hantée se promène sur la pointe des pieds. Des animaux beuglent. Des êtres humains marmottent. De la musique de comédie cahote et trébuche.
Je m'assieds sur le sol mouillé. Ma cruauté était inutile. Ma bonté était inutile. Je me rappelle d'avoir massé les petits os au centre de la cage thoracique de Veronica. Je me rappelle son étonnement d'être touchée ainsi, la légère modification de son expression, comme si le contact intime éveillait des sentiments d'amour et d'amitié. Les muscles subtils entre les os de son thorax avaient semblé s'ouvrir un peu. Puis j'étais partie.
Je n'aurais jamais dû la toucher de cette façon puis tourner les talons, la laissant poitrine ouverte et sans défense contre les sentiments qui pourraient l'envahir, sentiments d'amour et d'amitié encore une fois non payés de retour.
Je m'assieds sur le sol mouillé. Ma cruauté était inutile. Ma bonté était inutile. Je me rappelle d'avoir massé les petits os au centre de la cage thoracique de Veronica. Je me rappelle son étonnement d'être touchée ainsi, la légère modification de son expression, comme si le contact intime éveillait des sentiments d'amour et d'amitié. Les muscles subtils entre les os de son thorax avaient semblé s'ouvrir un peu. Puis j'étais partie.
Je n'aurais jamais dû la toucher de cette façon puis tourner les talons, la laissant poitrine ouverte et sans défense contre les sentiments qui pourraient l'envahir, sentiments d'amour et d'amitié encore une fois non payés de retour.
En bas, mon père regardait la télé, ou écoutait sa musique à lui pendant que maman s'occupait du ménage quand elle ne dessinait pas des habits en papier pour les poupées de carton qu'elle continuait à nous confectionner, bien que nous ne jouions plus avec. Je les aimais comme on aime une main ou ses viscères, sans y penser ou même s'en rendre compte. Mais cet amour viscéral, ma musique le rendait ennuyeux et bête, traînard et aussi lourd qu'un boulet. Viens, disait la musique, vers la joie, la vitesse et l'infinitude secrète où tout ensemble tourbillonnne, où les attachements n'appartiennent pas à la triste chair.
Sans que je le sache, mon père en faisait autant, assis dans son fauteuil à bascule capitonné, écoutant des opéras ou de la musique des années 40. Mais lui n'aspirait pas au tourbillon ni à l'infinitude.