C'est Hélène d'Atout Livre qui délivre ses bons conseils : "Un jour viendra (https://www.librest.com/livres/un-jour-viendra-giulia-caminito_0-7139196_9782351782484.html?ctx=1d2df4a2f14f675bf8f98c1d2cb7fe27)" de Giulia Caminito chez Gallmeister - "Oiseaux de tempête (https://www.librest.com/livres/oiseaux-de-tempete-einar-karason_0-6594361_9782246819431.html)" de Einar Karason chez Grasset - "Un vagabond dans la langue" (https://www.librest.com/livres/un-vagabond-dans-la-langue-matthieu-mevel_0-6485962_9782072858659.html) de Matthieu Mével chez Gallimard - "Confessions d'un rebelle irlandais" (https://www.librest.com/livres/confessions-d-un-rebelle-irlandais-brendan-behan_0-7324112_9782373090871.html) de Brendan Behan chez l'Echappée. A retrouver sur librest.com (https://www.librest.com/)
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Le Premier ministre avait baissé la tête comme s’il cherchait des idées à l’intérieur de lui-même. Sur son visage, je lisais une tension légèrement surjouée. Il martelait ses mots pour leur donner de l’importance avec les mains jointes du bon élève de la communication. Il assénait ses phrases comme des slogans. Je voyais des phrases d’occasion louées pour une soirée déguisée. L’allergie commençait à m’irriter la gorge. Ses phrases s’étiraient comme une soirée ennuyeuse. La « langue de bois » est le signe d’une société obsédée par l’idée de tout contrôler. Cette parole de la télévision me semblait triste comme ces panneaux publicitaires qui ont fleuri sur les routes du Morbihan et qui donnent à la campagne française cet air d’une fin de fête ratée. La pratique du théâtre m’a rendu familier de la vie d’une parole dans le corps. Je regarde cette vie de la parole comme un enfant regarde les avions. Les apiculteurs savent interpréter le mouvement vivant des abeilles, je sais si un acteur fait l’expérience dans son corps de la vie de la parole, ou s’il est confortablement installé dans le train-train de la répétition.
Vous pouvez lire ici ma conversation avec Matthieu Mével à propos d'Un vagabond dans la langue :
https://leslecturesdecannetille.blogspot.com/2021/11/interview-de-matthieu-mevel-auteur-de.html
On sait aujourd’hui que l’autisme est un dysfonctionnement des connexions neuronales. Le cerveau autistique est surconnecté dans certaines zones et sous-connecté dans d’autres. Séverin perçoit certainement le chaud, mais il ne sait pas quoi faire de cette information, car il est comme assiégé par la multitude des autres informations qui accompagnent la sensation du chaud. Il doit associer en quelque sorte « manuellement » toutes ces informations. Il les traite une par une, tandis qu’un cerveau normal les gère de façon automatique. On descend un escalier sans penser à nos pieds, sauf si les marches sont verglacées. Séverin affronte toutes les informations, comme s’il descendait un escalier glissant, avec l’obsession de ses pieds, de son corps, de la chute. J’imagine que les pensées doivent tourner dans sa tête comme les mouvements de la mécanique quantique pour chaque pas, chaque parole. Si l’on pense sans cesse à nos pieds, au verglas, à la chute, vivre est un effort épuisant, on ne profite guère de la neige. La vie de Séverin est un effort constant pour se lier au monde, et cet effort l’épuise. D’ailleurs, il peut s’endormir à n’importe quelle heure de la journée, dans un canapé du salon, ou dans sa chambre. Pour jouer, l’acteur crée, par la répétition, des automatismes (comme un sportif) jusqu’à ce que le texte s’incarne en lui. Il ne peut pas tout jouer manuellement, mot à mot : il automatise. Il s’agit de réduire la conscience du jeu à son minimum, c’est aussi la beauté de l’inconscience des enfants, quand ils jouent sans faire attention à ce qu’ils font. Les enfants, c’est leur grâce, ne savent pas encore qu’ils peuvent se faire mal en descendant l’escalier verglacé. Pour Séverin, toute la vie est couverte d’un manteau de neige. Son corps est tendu, contrarié, épuisé à chaque pas. Ce n’est pas qu’il ne pense pas – l’absence d’une langue articulée l’empêche de partager avec nous ses sensations, ses élans, ses inquiétudes –, c’est plutôt qu’il pense trop, ou plutôt qu’il vit enfermé dans ses pensées intranquilles. L’autiste est l’homme intranquille par excellence.
« Allôôô, a qui a là ? (Qui est là ?) »
« C’est Matthieu, comment tu vas mon Séverin ? »
« Ah… Machieu, a fère aîné ! A va ? (Ah Matthieu, mon frère aîné ! Ça va ?) »
« Oui, ça va. Et toi ? Tout va bien au foyer ? »
« Ooouais… »
« Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ? »
« Euh… euh… a este a fffoyer, a là… a gade a fim, voilà ! (Je reste au foyer, je suis là, je regarde un film, voilà !) »
« Et cette semaine ? »
« Euh… couter mousique (j’écoute de la musique)… euh… maaassages… euh… a été boi un coup (des massages, j’ai été boire un coup). »
« T’es où là ? Dans ta chambre ? »
« Aaa tttudio (dans mon studio). »
« Oui. Il fait beau en Bretagne ? »
« Ooouais, a beau là (oui, il fait beau là). »
« Et tu fais un peu de sport ? »
« Aquedi. »
« Le mercredi ? »
« Ooouais… A chine balle… euh… a boxe ».
« De la boxe ? Ah, oui, le punching-ball ? »
« Ooouais… Popopopopopo (il imite le bruit des mains contre le punching-ball). »
« Et ce week-end, t’es au foyer ou chez les parents ? »
« Vendedi pochain, moi a Papa Maman, à Pescop (vendredi, je vais chez Papa et Maman à Plescop). »
« Ah très bien… Bon… »
« Voilà quoi, a ma vie pivée, pessonnelle (voilà, c’est ma vie privée, personnelle). Aaa cococomment a va Iiitalie ? Oiiva et Thea ? (Comment ça va en Italie ? Olivia et Thea ?) »
« Elles vont bien. »
« Pouquoi a toi a papa Oiiva et Thea ? (Pourquoi toi t’es le papa d’Olivia et Thea ?) »
« Bah… parce que je suis leur père… »
« Pouquoi ? »
« Bah… bon, donc tout va bien pour toi ? »
« Ooouais… Et titiate ? (Et le théâtre ?) »
« Ça va le théâtre, je prépare une conférence sur la parole de l’acteur. »
« Aféence ? (Une conférence ?) »
« Oui. »
« Euh… pouquoi ? »
« Ça m’intéresse. D’ailleurs, j’aimerais que tu viennes en Italie. Tu sais qu’il y a une chambre pour toi à la maison… »
Mon dernier frère était comme nous à la différence qu’il parlait mal. Il faut imaginer sa parole comme des fragments abîmés : certains mots sont mal articulés, d’autres sont déformés et parfois incompréhensibles, les derniers sont aussi inutiles que des jouets cassés dans un grenier. Il bute sur certaines syllabes comme un cheval qui refuse l’obstacle. Sa voix grave et gutturale se traîne entre les mots dans une hésitation qui oscille entre le « aaa » et le « eueueu ». C’est une sorte de plainte sans consonnes qui s’étire selon sa forme, son humeur, son état
Il était « autiste » (on nous proposa ce mot bien plus tard). C’était à la mode dans les années 1980 de ne pas nommer la maladie, pour ne pas enfermer l’enfant dans une « étiquette ». Sa différence nageait donc dans une absence de mots. Sa maladie n’avait pas de nom. On utilisa les mots « retard » ou « handicapé », on a ensuite évoqué, sans bien comprendre ce que cela signifiait, ses « caractéristiques autistiques ». Le mot « autiste » – qui désigne des troubles de la communication – ressemble aux mots « table » ou « neige ». Il n’est que l’indication d’une idée bien plus générale. Il paraît que les Inuits utilisent plusieurs mots pour dire la neige. Un mot désigne la neige qui tombe, un autre mot la neige qui fond. En vivant avec la neige, ils ont besoin de mots plus précis pour évoquer les variations de la neige. Il faudrait plusieurs mots pour parler des autistes qui sont tous incroyablement différents. Certains scientifiques ont estimé qu’Albert Einstein pourrait avoir été atteint du syndrome d’Asperger (« je n’ai jamais pensé en mots » disait-il), mais il existe aussi des autistes non verbaux, qui sont incapables de prononcer le moindre mot, et vivent enfermés dans leur impossibilité, non seulement de communiquer, mais même d’entrer en relation avec ce qui les entoure.
Je regrette, dans les romans, ce que Platon reproche aux acteurs, qui peuvent faire passer pour vrai ce qui est faux : cette vie de seconde main. Ce que j’aime dans un livre, c’est le rythme des phrases, la façon dont la parole vit vraiment sur la page. Cette parole vient d’une émotion à laquelle l’écrivain s’est comme abandonné en écrivant. Cette émotion peut être retenue, il ne s’agit pas de crier. Et je cherche la même chose dans la parole de l’acteur. La vérité d’un acteur, c’est sa façon d’être là (à son maximum) sans tricher. Le maximum n’a rien à voir avec un plus. On peut être plus vrai dans une forme de retrait. Dans l’impassibilité du visage de Keaton, ou dans le silence de Beckett, il y a un maximum. L’acteur brille dans ce maximum qui est un excès de soi. Voilà ce que j’imaginais pour la conférence que je devais faire à l’Institut français à la fin du mois de juin. L’excès consiste à aggraver son cas, à trouver son expression la plus singulière, ce pays où l’on est le plus vrai. L’excès est une couronne que l’on pose sur sa propre tête.
Au théâtre, j’entends de façon vive les défauts de la voix. Toutes les grandes voix ont poussé sur un défaut. Mon frère m’appelle « Machieu ». Il m’a enseigné dès l’enfance qu’il n’est guère besoin de bien parler pour communiquer des sentiments. On gueule souvent au théâtre. Comment mieux dire que j’aime les bègues, les clowns, les défauts ? Toutes les maladresses qui font dérailler la langue. Les émotions artificielles sont des fausses notes qui me hurlent dessus. Les langues que j’aime sont fragiles, bizarres, singulières, elles arrivent par effraction. Les comiques sont du côté de la fragilité. Les peuples ne s’y trompent pas qui aiment tant les comiques : Molière, Chaplin, Totò, de Funès. Les grandes voix sont tragiques : Billie Holiday, Nina Simone, Maria Casarès, la Callas. La voix est du côté de la fragilité de la tragédie (elle chante sa plainte), le corps est du côté de la fragilité de la comédie.
Tu ne dois pas réciter le texte, le réciter platement, tu dois jouer avec la vérité des émotions. Ce ne sont pas des émotions toutes faites, ce sont les tiennes au moment où tu dis le texte. (…)
Si une parole n’est pas incarnée dans une émotion, elle a la tristesse de ce qui est mécanique, répété, artificiel. Il ne s’agit pas de faire résonner des mots, mais de retrouver les émotions dans lesquelles ils sont nés sous la main de l’auteur. C’est pour ça qu’on dit jouer, comme un enfant joue. L’enfant a une participation spontanée et immédiate à la vie. Il est constamment connecté au présent. Il ne contrôle pas (ou moins bien) sa participation à la vie. L’adulte a appris à contrôler l’imprévu. Le contrôle est une façon de se gouverner.
Ce ne sont pas les mots qui comptent, ce sont les rapports entre les mots. Les écarts, les sauts, les trous, les élans qui dansent sous les mots, dans le désir de parler. Ces élans qui dansent sous les mots, ce sont des sentiments. La parole surgit dans une émotion. Si je transpose cet enseignement au théâtre, je dirais les choses ainsi : jouer ne consiste pas à réciter le texte, mais à retrouver sous la partie émergée de l’iceberg (le texte dit par l’acteur) l’état émotif qui a engendré la parole. La parole jaillit dans une émotion qui lui donne son souffle, son rythme, sa voix. Séverin est plus proche de son état émotif que des mots qu’il emploie. D’ailleurs, il peut être submergé par ses émotions.