Retrouvez les Grands débats de la troisième édition du festival de Mediapart.
Troisième débat : Quand la littérature éclaire le social avec Faïza Zerouala, journaliste à Mediapart, Faïza Guène, écrivaine et scénariste, Marin Fouqué, écrivain et artiste, Medhi Charef, écrivain et réalisateur.
Mes parents, nos parents n'ont pas toujours été ces gueules tristes et abîmées qu'on voit sur les photographies prises dans les années soixante devant les murs des bidonvilles de Nanterre et d'ailleurs...ils ont été gaillards, futés, enthousiastes, joyeux et jeunes.(p.53)
C'est peut-être ça que monsieur Raffin essaie de nous enfoncer dans la cervelle, que notre richesse, c'est la connaissance. Il dit :
— Quand vous admirez un beau tableau d'un grand peintre, que vous restez en extase devant, c'est qu'il vous a conquis, vous vous l'êtes approprié, il devient à vous, vous le possédez ! C'est pareil avec un beau livre, il vous a tant plu qu'après avoir fini de le lire, vous vous remémorez les plus beaux extraits, vous vous les relisez, ils deviennent à vous, vous les possédez. Le tableau, le livre, ces deux belles œuvres sont à jamais gravées en vous, leur beauté se reflète en vous, vous la portez comme un don, une richesse. C'est cela la possession. Vous êtes riches !
Ce qui m'agace, c'est de buter au milieu de la phrase sur un mot ou un verbe dont je ne connais pas le sens, et ne pas posséder de dictionnaire. C'est comme croquer un caillou dans un bon casse-croûte.
J’ai vingt ans. Je suis un étranger en Algérie, je suis un étranger en France. Je me sens frère de tous. J’ai perdu toute notion d’appartenance, d’union solidaire avec ceux qui ont dormi entourés de leurs enfants dans les bidonvilles. Je nie toute forme d’embrigadement. Si les autres ne me rappelaient pas mes origines, d’un regard en biais, comme l’oiseau, je volerais.
Le jeudi, il arrive que ma mère m'envoie à La Garenne- Colombes, chez une vieille habillée tout en noir et au parfum écœurant de naphtaline, qui distribue des vêtements aux pauvres.(..)
Ce qui me gêne, ce n'est pas la charité que je demande, c'est la pitié que je reçois. (Pocket,2020)
C’est très beau, vraiment très beau, deux couleurs qui n’en font qu’une. Cette couleur-là n’a pas de nom, on se métisse, métisse n’est pas une couleur.
J’avais onze ans quand je lui ai appris à écrire son nom en français. Je ne supportais plus de signer moi-même mes bulletins scolaires. Les autres élèves de l’école revenaient avec la signature de leurs parents, moi pas – pourtant, j’avais moi aussi un père et je voulais qu’il existe. Je voulais que des fois, il tienne un stylo dans sa main à la place de ce putain de marteau-piqueur qui pèse trente kilos et qu’il enfonce toute la journée au plus profond de la terre, sur les chantiers.
Je sais maintenant que la France a autorisé l'arrivée chez elle de familles entières d'immigrés comme la mienne, pour préparer le départ en retraite de nos pères. Je suis de cette deuxième génération: je suis dans cette école, dans cette classe, afin d'apprendre à lire et à écrire correctement avant d'être jeté dans le monde du travail en lieu et place de mon père.
-Elle est juive ?
-Et alors ?
On dirait que ça ne lui plaît pas.
-Tu sais que les juifs voulaient partager l'Algérie avec vous, comme en Tunisie et au Maroc, mais les Français voulaient tout garder pour eux, que vous restiez des indigènes.
Elle s'arrête.
-Tu sais ce que c'est, la première chose que les juifs ont faite quand ils ont débarqué en Algérie, tout au début, au siècle dernier ? Ils ont appris à parler arabe. Tu sais pourquoi ? Pour être proche de l'indigène, être accepté par lui.Tu as connu des Français, là-bas , qui causaient l'arabe? A part les mots obscènes ? ( p.157)
Mon père reconnaît les lettres de l’alphabet français qui composent son nom. Emu, il fait un pas vers les boîtes, tend le doigt vers l’étiquette blanche où est écrit « Charef ». Je ne dis rien. Je le regarde, l’observe. C’est son nom qui est aussi devenu le mien : Charef. A quoi pense-t-il ?
Beaucoup d’hommes rêvent de voir leur nom briller en rouge, en larges lettres, encadré de néons multicolores, scintillant, clignotant, en haut d’une affiche, sur un fronton. Mon père, son nom n’est pas plus haut que ses yeux et, déjà, il n’en revient pas.