Michel Hébert

A priori, la situation géographique du port n'était pas un atout pour le commerce international. A cela, deux raisons essentielles. Tout d'abord, les ports militaires ont toujours relégué dans l'ombre le trafic de marchandises, car les investissements nécessaires à la création d'infrastructures compétitives se sont reportés, en priorité sur les bassins militaires. [...] Seconde raison de la stagnation du port de commerce cherbourgeois : l'industrie est quasiment inexistante dans l'hinterland de la région, voué à l'agriculture.

Chérifa aussi, c’était un peu la boîte noire: qu’est-ce qui la faisait agir, elle, ou qui la retenait d’agir? Quelle était son opinion sur ceci ou cela? Marcel aurait bien aimé entendre ce qu’elle avait à dire sur le meurtre de Gaber, tiens, connaître ses impressions, savoir ce qui lui venait à l’esprit. Avait-elle des conjectures? Pas facile de la faire parler, cela demanderait de la persévérance pour n’obtenir, au final, que très peu de choses. Peut-être essaierait-il quand même, plus tard. Mais pour le moment, il se sentait épuisé, vidé. Tout à l’heure, il demanderait plutôt à son assistante si elle pouvait le remplacer pour son heure de disponibilité. Il venait rarement des étudiants, en fin d’après-midi, et s’il se retrouvait seul dans son bureau, sans que rien ne l’oblige à penser à autre chose, il ne ferait que se ronger les sangs. Elle n’aurait qu’à rester là, bien assise, pour une petite heure. Lui n’avait envie que de rentrer à la maison, de s’allonger sur son fauteuil à bascule, le seul qui lui permettait d’oublier ses maux de dos, avec un bon roman, quelque chose de pas trop lourd.

Tous ces vols, ces crimes, nul n’entendait jamais parler de ça, auparavant, en Égypte! D’une manière ou d’une autre, pour sûr que c’était le fait des felouls, ces odieux fidèles de l’Ancien Régime qui infestaient toujours les services du ministère de l’Intérieur. C’était eux, évidemment, qui se trouvaient derrière l’évasion massive de la prison de Wadi Natroun, au plus chaud de la révolution! Qui d’autre avait intérêt à instituer un climat de peur, dans le pays, pour provoquer une réaction de la population qui leur serait favorable? Avec la complicité des policiers, bien sûr, cette racaille, cette bande de criminels en uniforme! Trop heureux de se venger, ceux-là, et assez bêtes pour espérer que les Égyptiens, terrorisés, se tourneraient alors vers eux! Ah, mais non! Le fier peuple de l’Égypte n’était pas dupe! Il ne baisserait plus la tête, désormais, le temps des dictatures était terminé! De tout cela, personne ne doutait, dans les corridors du Pavillon des sciences de l’A.U.E.

La Glacerie, ancien écart de Tourlaville, devint une commune autonome en 1901. Depuis 16656, une manufacture de glaces y était implantée, sous le patronage de Colbert. On y fabriquait du verre à vitre. Une partie des glaces du château de Versailles est issue de cette usine. La matière première, la soude extraite du varech, provenait des îles Chausey.

Chérifa avait toujours semblé plutôt froide, mais les gens qui paraissaient les plus réservés n’étaient-ils pas souvent, au fond, les plus émotifs? Et puis il s’agissait tout de même d’un meurtre; du meurtre de quelqu’un qu’elle voyait presque tous les jours, avec qui elle travaillait. Elle n’était peut-être finalement pas si mystérieuse, Chérifa, juste une jeune femme sensible que quelque chose, possiblement en lien avec sa passion pour les mathématiques, avait fait se refermer sur elle-même.
De retour à son bureau, Marcel essaya de s’intéresser aux devoirs de ses étudiants. N’y arrivant pas, il finit par se demander ce qu’il faisait là avec ses copies et ses heures de disponibilité à la con, alors que son ami venait d’être assassiné. Brusquement, il enfourna ses papiers dans sa serviette et sortit. 
Marcher jusqu’à chez lui devrait lui faire du bien, songea-t-il, et lui permettre de se calmer un peu.

Mais il arrivait un moment où, inévitablement, le pauvre homme s’effondrait. Il disparaissait alors pendant une semaine ou deux, au cours desquelles on apprenait qu’il était cloué au lit, retenu de force par son médecin, ou même, hospitalisé; que cette fois c’était sérieux, qu’il avait passé bien près du pire, et qu’il allait dès lors changer radicalement son mode de vie. Au retour, il reprenait très vite sa cadence démentielle, et tout le monde le lui prédisait, justement, ce pire-là. Avec, tout de même, une bonne dose d’admiration et peut-être, aussi, un brin de jalousie devant un tel déploiement d’énergie de la part d’un homme qui n’était déjà plus très jeune.

Cause ou refuge, les mathématiques, en quelque sorte, redéfinirent tout son univers; du moins eurent-elles raison de sa libido. À son propre étonnement, il se satisfaisait de sa vie asexuée, jusqu’à se demander si tous ces discours sur la nécessité et les vertus d’une sexualité active ne relevaient pas de l’obsession auto-entretenue, sinon d’une propagande aux buts obscurs. Plus généralement, il en vint à douter d’à peu près tout ce que les gens dits normaux considèrent comme des évidences. Somme toute, jusqu’à sa rencontre avec Nermine, les seules certitudes qui restaient à Marcel se limitaient aux mathématiques.

Vébert était toute ouie. Son père était un fin connaisseur des milieux de la pêche locale et en l'entendant raconter la vie de ceux que ses chefs soupçonnaient de contrebande, il douta un peu plus encore de leur culpabilité.

Presque vingt ans plus tôt, au moment de prendre son emploi à l’Université américaine d’Égypte, l’«A.U.E.», comme tout le monde l’appelait, Nermine savait déjà que les mathématiciens étaient de drôles de zèbres; après tout, elle en avait un à la maison. Mais au cours des années qui avaient suivis, elle avait vu pire que Marcel. À titre de responsable du service de soutien aux professeurs, elle avait pu se rendre compte que le petit monde sur lequel elle devait veiller ne manquait pas de ces individus qui, sans être tout à fait déboussolés, donnaient tout de même parfois l’impression d’être un peu égarés.

Certes, elle était voilée, mais ni plus ni moins strictement que bien des étudiantes à l’Université américaine, et avec cette recherche d’élégance décontractée qui était la norme du moment chez les musulmanes de son milieu. Un milieu assez fortuné et assez libéral pour envoyer sa progéniture dans cette institution coûteuse et à la réputation quelque peu équivoque. Et puis, on ne l’avait jamais entendue parler de religion avec une ferveur ou un enthousiasme particulièrement appuyés. Il est vrai qu’elle parlait bien peu, Chérifa…