Extrait de ADÉLIE, MON AMOUR par Michel Izard
Le doute. L'île aux Cochons reste fidèle à cette impression primale. Nimbée de mystère, toujours. Toujours fuyante comme pour nous échapper. Elle a longtemps flotté dans l'espace. Elle flotte dans le temps. Elle continue de se dérober. Ceux de la "mission Cochons" l'ont compris ou plutôt ressenti. Prondément. L'expédition rapporte des informations, quelques réponses et surtout un lot de questions au moins autant qu'elle en avait posé avant de séjour. Le doute fait partie de la démarche scientifique et la science, en doutant ainsi, entrtetient la légende de l'île.
Cédric range la menue monnaie de plastique dans sa poche. La pollution parvient à toucher les endroits les plus isolés. Les albatros de l'île aux Cochons ne portent plus à leurs cous les messages de naufragés désespérés qui lancent un appel au secours. Leur message, aujourd'hui, est un cri d'alarme. Danger pour la nature. Danger pour la planète. Le jeune albatros nous regarde. Et nous regarde encore. Nous allons bientôt partir, nous aussi.
La terre Adélie n'est pas à proprement parler un territoire français. Le traité de l'Antarctique, signé par une cinquantaine de pays, gèle toute prétention territoriale sur le continent. Personne ne peut s'en approprier un morceau.
- L'Antarctique est devenue une réserve naturelle consacrée à la paix et à la science. Les activités militaires et les essais nucléaires y sont interdits, de même que l'exploitation des ressources minières, nous explique Serge Fuster.
Pas d'armées, pas de drapeaux, pas d'industries, pas de propriété, pas de frontières, pas de circulation d'argent sur la base. L'impression d'avoir débarqué sur une autre planète se confirme.
C'est loin parce que c'est différent. Les critères de la vie en société ne s'y appliquent pas. L'homme est un intrus. L'homme n'existe pas.
Nous étions au bord du monde, et même de l'autre côté, dans un autre monde.
« C’est toujours triste de terminer une mission aussi intense. Toujours triste de quitter un lieu aussi fort que celui-ci. On a encore la chance d’avoir des îles avec une telle naturalité.un territoire français qui plus est. On se doit de le protéger. Ne serait-ce que par respect pour cette beauté.
Ô combien de marins, combien de capitaines n'ont pu écrire leurs pages, combien de pages se sont perdues en mer, sans bouteille, combien d'encre est venue noircir le bois rompu des coques dans le souffle des voiles qui s'affalent, combien de récits effacés au fond ?
Le bruit de l'hélicoptère couvre sa voix. Un vrombissement nous arrache à Cochons. L'espace d'un instant, un kilomètre, quelques secondes, pour passer d'un monde à l'autre.
Les poignées de main vigoureuses qui m'accueillent sur le Marion Dufresne, les premiers mots échangés sur le pont réveillent l'émotion qui était tapie au fond de moi, comme un chat de Cochons prêt à bondir sur un prion de Salvin. Je regarde ma tête de loup de mer flapi dans le miroir de notre cabinet de toilette, nez rougi, visage bruni, grandes rides, poches sous les yeux, cheveux aplatis par le bonnet avec des pointes jail- lissant par touffes comme le duvet rebelle d'un poussin en fin de mue. Je ne veux pas me laver. Je voudrais rester dans cet état pour ne pas revenir encore, pour garder sur moi la peau de l'île aux Cochons, cette légère couche qui m'enveloppe depuis cinq jours, si légère comparée à la crasse des phoquiers, je ne veux pas l'enlever, je ne veux pas reprendre une vie normale. Et pourtant, le bateau sur lequel nous sommes remontés est lui aussi un monde à part, si différent de la normalité de nos vies.
Le Marion a repris sa route. L'île s'éloigne. J'ai l'impression de l'abandonner, ou plutôt d'y abandonner quelque chose, comme si j'y avais oublié, cela m'arrive souvent, un sac, un vêtement, un carnet. Un bout de moi.
Au contact du sol, la force de la nature, sa marche inlassable, son combat permanent, nous traverse, nous imprègne. Les plantes qui ont vu passer tant de manchots dans leurs périples, qui ont abrité tant de nids de pétrels géants et les ont dissous, qui ont bu tant d'eau, ces plantes que même le vent incessant n'a jamais séchées, sont le sommier de mes rêves.
Notre reine a maintenant maigri de trois kilos. La mue s'achève. Les vieilles plumes sont toutes tombées ou presque. Quelques touffes rebelles résistent sur le crâne et sur le jabot, comme les îles d'un archipel que le vent balaiera. Elle redrescent par le chemin avec les autres, en file indienne; elle rejoint les "glandeurs" qui ont fait de la promenade indécise un art de vivre, puis, après quelques jours de cette déamlabulation méditative, elle retournera dans les vagues, libérée de tout appareil, hors de toute surveillance. Elle nagera vers le nord en laissant derrière elle, en suspension, comme une pluie qui ne tomberait pas, sur fond de mornes et de nuages, semées dans la lumière du soir, legère dans la pourpre de l'air, l'escadrille duveteuse et tournoyant de son plumage qui, longtemps après son départ, continuera de flotter, là-bas, loin de tout, loin de nous, sur les rivages de l'île aux Cochons.
La nature va vite. La vie saisit la première opportunité, s'engouffre dans la moindre brèche.