- Vous reconnaissez cette alliance, docteur Burton ?
Je ne pouvais pas la confondre avec une autre : à l'intérieur de l'anneau, nous avions fait graver nos deux prénoms et une date. L'inscription était sous mes yeux : Eddie-Isa. 6 février 1954.
Je me sentais bien incapable de prononcer le moindre mot. Ma tête s'était vidée d'un coup.
La voix de Stuart m'arriva, lointaine, presque irréelle :
- J'ai fait enlever votre femme. Comme preuve, j'ai pensé que cet anneau était de meilleur goût qu'une pièce de lingerie. Vous apprécierez, j'espère ma correction : mes hommes n'ont pas coupé le doigt... Pas encore...
Bruno frappa avant même d'avoir tenté de pousser la porte. Jörg s'enfermait toujours à clé afin de n'être pas dérangé au cours des expériences qu'il poursuivait à toute heure du jour et de la nuit. Deux heures de relaxation lui suffisaient depuis qu'il avait perdu le sommeil sous les bombes américaines, à Dresde. Ces heures d'apocalypse l'avaient aussi privé de l'usage de la parole. Jörg-enfant était devenu muet. Jörg-homme s'exprimait en écrivant sur des morceaux de papier suspendus en liasse au bout d'une ficelle qu'il portait autour du cou.
J’ai toujours entendu dire qu’entre une victime et son assassin s’établissaient des liens invisibles à l’œil nu, mais parfaitement décelables pour un policier averti et bien équipé.
Ce que je vais faire est moche. Aller dénoncer sa propre épouse est une vengeance bien basse, mais le moyen de faire autrement ? En général, un mari trompé divorce ou tue quand il a des preuves. Moi, je ne possède qu’une conviction. Et je veux savoir par quel chemin Colette en est arrivée au crime.
Pour être tout à fait franc avec moi-même, je dois aussi admettre que Colette me fait peur : elle a agi avec un sang-froid peu commun, elle a pensé à tout, même à aiguiller le commissaire sur une coupable possible.
Dagmar se rapproche de moi. Ses yeux immenses ont perdu toute expression. Pâle comme un marbre, elle ressemble à la statue du « Commandeur » de « don Juan ». Un cauchemar burlesque, c’est bien cela ! Elle commence par ouvrir les lèvres, comme si elle demandait un baiser, puis elle parle, avec lenteur, application, en détachant chaque syllabe :
— Tu vas mourir, Jean… Ton ulcère est un cancer, et il est mûr pour t’emporter, si j’en crois le professeur qui vient de me téléphoner… Quelques mois… J’espère que tu as peur… Tu es seul, Jean. Il ne faut plus compter sur moi, évidemment… Ta femme est loin et t’en veut sûrement des humiliations que nous lui avons fait subir…
Je l’avais vu répéter ce rôle. Il y était vraiment extraordinaire. Il collait au personnage. Lui, si doux, si timide, si sensible savait se déchaîner quand il devenait cette sorte de « Gengis Khan » moyenâgeux qu’avait merveilleusement campé l’auteur. Mieux que le créateur… Il jouait mieux. L’autre n’avait plus l’âge… Mais l’autre avait un nom. Il avait tout et nous, rien. Pas même de quoi manger. Pas même le temps d’espérer.
Jamais je n’avais eu le courage de me faire violence pour obtenir une chance. J’appelais honnêteté ce qui n’était qu’une fuite… Et, quand j’accepterai d’agir comme les autres, le temps aura passé, et personne ne songera plus à me proposer quoi que ce soit d’interdit par les ligues de vertu. On m’avait bien armée pour la vie en me faisant apprendre par cœur des livres de morale.
Je n’aurais jamais cru qu’on puisse devenir un autre homme sur un simple déclic. C’est pourtant ce qui se produit. Peut-être parce que je suis comédien, je colle soudain au personnage que je vais jouer le lendemain, à la personnalité de vedette que je vais devenir. Et j’agis avec une autorité que je ne croyais pas posséder.
J'en conclus que la psychologie des femmes est encore plus compliquée que celle des fous .
Je me jurai de ne plus jamais condamner les drogués. C’est si bon l’oubli. Je ne sais pourquoi, je me mis à pleurer. La réaction nerveuse ? La satisfaction d’avoir si facilement obtenu ce que j’avais cru impossible ? La honte ?
Je me surpris à haïr cet homme qui avait tout : le succès, la fortune, la vie devant lui. J’étais bien obligée d’admettre qu’il existait des gens heureux.