J’adore les bibliothèques. Pour moi, une bibliothèque c’est une mine d’histoires, un havre de paix. L’odeur poussiéreuse des livres me chavire autant que le parfum de ma grand-mère quand j’étais petite.
À l’instar de Masjid, les Bengalis apprennent très tôt à remplacer dix minutes de discours par un haussement de sourcil, un froncement de nez ou une inclinaison particulière de la tête. Dans ce pays, même les enfants sont les rois de la communication non verbale.
Cet aller-retour express à la bibliothèque m’a pratiquement tuée, mais Sunny avait besoin de sa drogue. Elle estime qu’un écran de télé est pour moi ce que la lecture et l’écriture sont pour elle, mais elle se trompe. Pour elle, c’est une évasion. Pour moi, c’est de la documentation.
Quel est le sinistre idiot qui a décrété un jour qu’un teint clair était plus beau qu’un teint plus riche en mélanine ? Je n’en ai pas la moindre idée, mais sa stupide théorie a quand même réussi à contaminer le monde entier, y compris ma propre mère. Ça me dépasse complètement.
j’aime l’idée d’avoir trois grands-parents indiens, quatre en comptant mon défunt grand-père. Que ce soit ici à New York ou bien quand je suis en Inde, ils m’assurent des bases solides. Je me sens comme un arbre avec de longues racines.
Depuis dix-sept ans, je me camoufle. On échappe plus facilement à la phallocratie quand on n’attire pas le regard des mâles.
Malheureusement je ne suis pas une excellente élève, loin de là. Très, très loin de là. J’imagine le drame si je décidais de me lancer dans le théâtre ! Pour les Bengalis, une fille bien éduquée ne fait pas de théâtre. Si elle est trop bête pour suivre des études de médecine ou d’ingénieur, on la marie. Et vite.
L'avion traverse les nuages et ma nouvelle ville surgit, éblouissante dans la lumière matinale. Nous survolons les flèches des gratte-ciel et des tours massives, puis un large fleuve constellé de bateaux, enjambé par quantité de ponts majestueux. Soudain, elle est là , sous mes yeux : cette célèbre femme vert bronze brandissant une torche à l'entrée du port.
"Bienvenue à toi, Sonia Das ! "semble-t-elle me lancer;
"Merci Miss Liberté ! Est-ce un sari que vous portez ? J'espère que non."
Désormais notre mère s'habille en blanc. Elle ne se maquille plus, ne porte plus aucun bijou et ne mange ni viande ni poisson. Même à des milliers de kilomètres de l'Inde , elle respecte la règle bengali. Laquelle exige aussi qu'une veuve se cloître chez elle la plupart du temps. Autrefois, les veuves se jetaient ( ou étaient jetées) dans les flammes du bûcher de leur défunt mari . Quelle horreur !
Je me dépêche de ranger mon journal et sors Orgueil et Préjugés, que Baba m'a acheté d'occasion. J'ai dû le lire neuf ou dix fois. Je ne sais plus trop. " Mais pourquoi tu lis toujours le même livre , me demande Ma. Quelle perte de temps ! " Elle ne comprend pas à quel point je me sens chez moi dans le salon des Bennet. Et combien j'aimerais retrouver la même ambiance chez nous.