La perte de la dimension épique liée au Far-West est associée à la perte de l'espace libre, du nomadisme et de l'égalitarisme, soit trois valeurs fondamentalement indiennes. Il est frappant que les figures héroïques du western empruntent l'essentiel de leur grandeur à ceux qu'elles sont occupées à combattre, à détruire. Et si le barbelé a mis le cow-boy au chômage, il a surtout contribué à détruire l'organisation sociale indienne.
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[…] trois manifestations historiques peuvent être considérées comme paradigmatiques : la prairie américaine, la tranchée de la Grande Guerre et le camp de concentration nazi.
Dans ces trois cas, en effet, l'emploi du barbelé est pur. Il n'est pas simplement ajouté à d'autres éléments, comme lorsqu'il est tendu au-dessus d'un mur, mais il constitue l'essentiel du matériau utilisé pour produire une délimitation donnée.
Dans ces trois cas également, son utilisation dépasse de très loin sa vocation première (agricole). Elle a, en effet, une portée directement politique participant activement à trois désastres : l'élimination physique puis l'ethnocide des Indiens d'Amérique, l'inconcevable bain de sang de la guerre moderne et, au centre de la catastrophe totalitaire, les camps de concentration et les génocides juif et tzigane.
[L]'écart entre la simplicité de l'objet et l'importance de ses effets est précisément ce que le barbelé nous donne à penser. Il montre que la perfection d'un outil d'exercice du pouvoir ne se mesure pas à son raffinement technique, que sa puissance ne passe pas nécessairement par une débauche d'énergie ou encore que la plus grande violence n'est pas forcément impressionnante. Les raisons de l'efficacité du barbelé sont, au contraire, à rechercher dans son austérité.
Dans le mythe, et en particulier dans son expression cinématographique, le cow-boy est devenu l'homme américain par excellence, tel qu'en tout cas il devrait être. Chaque citoyen peut se rattacher, en tant qu'américain, à cette origine héroïque, rêver qu'il reste le fondateur courageux d'un monde radicalement nouveau, rêver qu'il est un homme libre. La perte de la dimension épique liée au Far-West est associée à la perte de l'espace libre, du nomadisme et de l'égalitarisme, soit trois valeurs fondamentalement indiennes. Il est frappant que les figures héroïques du western empruntent l'essentiel de leur grandeur à ceux qu'elles sont occupées à combattre, à détruire. Et si le barbelé a mis le cow-boy au chômage, il a surtout contribué à détruire l'organisation sociale indienne. Celui que la mémoire des États-Unis devrait célébrer comme le héros d'une résistance inébranlable à la productivité moderne, c'est évidemment l'Indien et non le cow-boy, l'employé des éleveurs. C'est que derrière le sentiment de la perte de la prairie, demeure peut-être, entêtée, la figure de l'Indien et avec elle, le regret d'une rencontre refusée et la culpabilité de l'extermination.
Il s'agira plutôt de dégager les occurrences du barbelé qui portent avec elles les implications les plus claires et les plus significatives, et à cet égard, trois manifestations historiques peuvent être considérées comme paradigmatiques : la prairie américaine, la tranchée de la Grande Guerre et le camp de concentration nazi.
Dans ces trois cas, en effet, l'emploi du barbelé est pur. Il n'est pas simplement ajouté à d'autres éléments, comme lorsqu'il est tendu au-dessus d'un mur, mais il constitue l'essentiel du matériau utilisé pour produire une délimitation donnée.
Dans ces trois cas également, son utilisation dépasse de très loin sa vocation première (agricole). Elle a, en effet, une portée directement politique participant activement à trois désastres : l'élimination physique puis l'ethnocide des Indiens d'Amérique, l'inconcevable bain de sang de la guerre moderne et, au centre de la catastrophe totalitaire, les camps de concentration et les génocides juif et tzigane.
Ainsi le barbelé est un attribut saillant du souvenir de la Grande Guerre. Mais on ne peut pas dire qu'il en soit devenu un symbole, dans la mesure où son évocation ne condense pas, métaphoriquement, l'essentiel du sens de cette guerre, ni même de la guerre des tranchées. On peut néanmoins parler d'un rôle "artistique" du barbelé dans l'évocation du sublime monstrueux des forces de destruction libérées par la guerre moderne. Le barbelé, dans les récits ou les images de la Grande Guerre, ne se suffit pas à lui-même, il n'est signifiant qu'en tant qu'élément dans un ensemble esthétique. Il ne deviendra symbole universel qu'après avoir joué un rôle décisif au cœur même de la catastrophe moderne, dans l'expérience totalitaire absolue des camps de concentration et d’extermination nazis.
Les meilleurs dispositifs de pouvoir sont ceux qui dépensent la plus petite quantité d'énergie possible (matériellement et politiquement) pour produire le plus d'effets de contrôle ou de domination possibles.
En effet, la perfection d'un outil du pouvoir - ici d'un outil d'inscription spatiale des relations de pouvoir - ne se mesure pas tant à son raffinement technique qu'à sa parfaite adaptation économique. Les meilleurs dispositifs du pouvoir sont ceux qui dépensent la plus petite quantité d'énergie possible, matérielle et symbolique, pour produire certains effets de contrôle ou de domination.