Extrait audio de "Nostalgie d'un autre monde" d'Ottessa Moshfegh
Tout l’été, j’avais été tellement fière de faire des tours en barque et de contempler la terre ferme, l’ensemble de ma propriété. C’était à moi. Je la possédais, je possédais ce sublime bout de la planète Terre. Il n’appartenait qu’à moi. Et l’île, avec son étrange promontoire et ses rochers dangereux, ses quelques pins solitaires, son myrtillier, enfin sa clairière juste assez vaste pour qu’on puisse y poser une couverture, tout ça aussi m’appartenait. Posséder me rassurait énormément. Personne ne pourrait jamais interférer. Le titre de propriété était à mon seul nom — l’ensemble des cinq hectares. Je n’avais même pas tout vu, à cause de mon allergie aux pins.
La dernière fois que j’étais entrée dans cette église, c’était pour je ne sais quelle fête catholique. Je m’étais assise au fond et j’avais fait de mon mieux pour m’agenouiller, me signer, remuer les lèvres au son des prières en latin, et ainsi de suite. Je n’avais absolument rien compris, mais ça ne m’avait pas laissée indifférente. Il faisait froid. Mes tétons étaient au garde-à-vous, mes mains étaient gonflées, mon dos me faisait mal. Je devais puer l’alcool. J’avais regardé les élèves en uniforme faire la queue au moment de l’eucharistie. Ceux qui se mettaient à genoux devant l’autel le faisaient avec une telle intensité, une telle candeur, que j’en avais eu le cœur fendu. L’essentiel de la liturgie était en ukrainien. J’avais vu Popliasti jouer avec la barre rembourrée sur laquelle on s’agenouillait ; il la soulevait, puis la laissait violemment retomber. Il y avait des vitraux magnifiques, beaucoup d’or.
Mais, quand je suis arrivée ce jour-là avec ma lettre, l’église était fermée. Je me suis assise sur les marches en pierre humides et j’ai terminé mon Coca light. Un clochard, torse nu, a passé par là.
« Priez pour la pluie, a-t-il dit.
– D’accord. »
Je suis allée chez McSorley’s et j’ai avalé un bol entier d’oignons au vinaigre. J’ai déchiré la lettre. Le soleil brillait.
Entendons-nous: je ne me suicidais pas. C'était même tout le contraire d'un suicide. Mon hibernation relevait d'un instinct de conservation. Je pensais qu'elle me sauverait la vie.
Quelque chose était en train de se mettre en place. En mon for intérieur, je savais - c’était peut-être la seule chose que mon for intérieur ait sue à l’époque - qu’une fois que j’aurais assez dormi, j’irais bien. Je serais renouvelée, ressuscitée. Je serais une personne totalement nouvelle, chacune de mes cellules aurait été régénérée assez de fois pour que les anciennes ne soient plus que de lointains souvenirs nébuleux. Ma vie passée ne serait qu’un rêve, et je pourrais sans regret repartir de zéro, renforcée par la béatitude et là sérénité que j’aurais accumulées pendant mon année de repos et détente.
Ne montez pas dans la voiture d’inconnus » et « Hurlez si quelqu’un essaie de vous attraper », nous disaient nos professeurs pour nous mettre en garde. Mais leur inquiétude ne m’a jamais fait peur. Au contraire, être kidnappée ou violée ou battue était l’un de mes rêves secrets. Au moins, j’aurais su que je comptais pour quelqu’un, que j’avais de la valeur. La violence avait beaucoup plus de sens pour moi comme moyen de communication qu’une conversation convenue.
Le week-end, je faisais ce que les jeunes New-Yorkaises comme moi étaient censées faire : je me faisais faire des lavages intestinaux, des soins du visage, des mèches, je fréquentais une salle de sport hors de prix, je restais allongée dans le hammam jusqu’à devenir aveugle et je sortais le soir en portant des chaussures qui me cisaillaient les pieds et me collaient une sciatique. Je rencontrais des hommes intéressants à la galerie, de temps en temps. Je couchais à droite et à gauche, par phases, je sortais, d’abord beaucoup, ensuite moins. Rien n’a jamais marché comme prévu en matière d’ « amour ». Reva parlait souvent de « se caser ». Pour moi, c’était synonyme de mort.
Méditant là-dessus dans la chambre noire de Reva, sous ses draps tristes et pelucheux, je ne ressentais rien. Je pouvais penser à des sentiments, des émotions, mais je ne pouvais pas les faire surgir en moi. Je n'arrivais même pas à identifier l'endroit d'où provenaient mes émotions. Mon cerveau ? Ça n'avait pas de sens. L'irritation était ce que je connaissais le mieux -un poids sur ma poitrine, une vibration dans mon cou comme si ma tête montait en régime avant de décoller de mon corps. Mais cela semblait directement lié à mon système nerveux -une réaction physiologique. En allait-il de même pour la tristesse ? La joie ? Le désir ? L'amour ?
Elle s’appelait Magda. Personne ne saura jamais qui l’a tuée. Ce n’est pas moi. Voici son cadavre.
Ah le sommeil. Rien ne pouvait me donner autant de plaisir, autant de liberté, le pouvoir de sentir, de bouger, de penser, d'imaginer, loin des misères de ma conscience éveillée. Je n'étais pas narcoleptique - je ne m'endormais jamais sans le vouloir. Une somnophile. J'avais toujours adorer dormir. C'était une chose que ma mère et moi, quand j'étais petite, aimions faire ensemble. Elle n’était pas du genre à rester assise pour me regarder dessiner, ou à me lire des livres, ou à jouer à des jeux, ou à me promener au parc, ou à préparer des gâteaux. Là où on s'entendait le mieux, c'était quand on dormait. Page 57.
C'était un opportuniste et un styliste, un fabricant de divertissement plus qu'un artiste. Néanmoins, comme un artiste, il estimait que la situation dans laquelle nous nous trouvions - lui le gardien de mon hibernation, avec toute latitude pour se servir de moi, en plein trou noir, comme de son "modèle" - était une projection de son propre génie, comme si l'univers était agencé de manière à l'amener vers des projets qu'il avait inconsciemment prévus des années auparavant. L'illusion d'un accomplissement prédestiné.