La dèche ! C’était moins pénible avant. Sans doute parce que je n’en ai pas beaucoup, de souvenirs d’enfance. J’ai eu une enfance heureuse. À présent, tout ce qu’il me reste, ce sont les soucis, les beuglements et les factures impayées. J’ai dix-sept ans et je ne sais pas grand-chose de la vie, mais je sais qu’être mal-aimée et malheureuse est plus dur à supporter que de ne rien avoir à manger. Mon estomac noué se contracte. Peut-être que si je vomis avant de quitter la maison, cela m’aidera à calmer mes nerfs et à y voir plus clair dans mes idées. Sauf que je ne peux pas me permettre de gaspiller mes calories. Je gonfle ma poitrine. Les boutons de mon plus beau chemisier tiennent en place. L’échancrure vertigineuse de mon soutien-gorge reste bien convenablement à l’abri des regards. Ma jupe, qui descend à hauteur du genou, tombe mieux ce matin qu’à la boutique de fringues d’occasion.
- On commence par quoi ?
Tout sourires, il positionne les mains sur son clavier et me donne un petit coup d’épaule.
- Guns N’Roses.
Je souris jusqu’aux oreilles et trépigne de bonheur sous les projecteurs.
- Et ensuite Kodaline.
Puis les premières notes retentissent.
Le lien qui nous unit est impossible à décrire. Il est trop grand pour être exprimé en mots. Trop sacré. Nous sommes un sentiment qui va au-delà des démarrages et des arrêts. Nous sommes plus forts que les bonjours et les au revoir, plus profonds q e les débuts et les fins.
Nous sommes une existence impossible à mesurer. Peu importe où elle est où ce que jai fait. On en reviendra toujours là. A cet endroit qu'on ne trouve pas sur les cartes ou dans les calendriers. Là-bas, rien au monde ne peut nous atteindre.
Il fait glisser sa bouche sur la mienne : effleurement de nos lèvres ; c’est chaud et doux, et agréable. Ses mains puissantes remontent le long de mon cou, cueillent mon menton et inclinent légèrement ma tête. Il m’embrasse plus vigoureusement, plus profondément, et ce baiser m’électrise.
- Je t’aime.
Voilà ce sentiment exprimé sans exagération, accueilli sans pleurs ni mélo et assimilé indépendamment de toute queue d’orage.
C’est simple, réel et totalement franc.
Tout ça aux toilettes.
A moins que je n’aie pas encore trouvé ma place, mon rôle dans le grand Tout, et peut-être que, comme l’exprime Ivory avec passion, je serai là « quand les premières notes retentiront ».
Je peux garder mon job, essayer de faire comme si cette attirance illicite n’existait pas échouer au bout du compte et risquer la prison. Ou alors, je peux démissionner de Le Moyne, faire sortir cette tentation de ma vie, et – oh putain ! – ne plus jamais la revoir ?
Mon cœur se serre devant cette cruelle vérité.
Je sais quoi… Au secours, mon Dieu !
Oui, je sais ce que je dois faire.
Nom d’un cunni ! Une expression comme « incroyablement mignon » banalise l’impression qu’il me laisse. Ouais, le premier survol est un éblouissement, mais il n’y a pas que son charme. Il y a sa présence, la confiance en soi et l’autorité qui se dégagent de lui et me laissent toute chamboulée, le souffle coupé, et qui me font vraiment quelque chose tout au fonde moi.
Ses lèvres ont le goût du bonheur - la fumée et la chaleur d'un feu de camps, le soleil dans la prairie, l'éclosion de l'amour.
Parfois, le vide affreux qu’il a laissé derrière lui me fait si mal que ça en devient insupportable. Parfois, j’ai envie de céder à la douleur et de le rejoindre, où qu’il soit.
C’est pourquoi je place mon plus grand défi en tête de ma liste de choses à faire.
Aujourd’hui, j’ai bien l’intention de sourire à la vie.