Les hommes - dont font d'ailleurs partie même les scientifiques - ne tolèrent pas longtemps de reconnaître qu'ils ne savent pas quelque chose et ne le sauront peut-être jamais. Nous ne supportons pas de laisser béante la lacune entre savoir et non-savoir, entre la représentation d'un évènement et l'évènement lui-même, entre la reconstruction d'une sculpture et l'original. A la fin, nous préférons parier notre tête sur une interprétation d'une belle envolée, plutôt que d'avouer que nous continuons à tâtonner dans l'obscurité.
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Les hommes veulent savoir d'où ils viennent, et ils espèrent ainsi découvrir qui ils sont et où ils vont. Tout l'historiographie est une guerre sans fin à la conquête du souvenir, qu'il s'agisse seulement de l'histoire d'un individu ou de peuples entiers. Chaque génération se crée, à partir des témoignages de ses pères, une histoire nouvelle et particulière qu'elle voudrait inscrire dans la mémoire de l'humanité. Ce qui est décisif, ce n'est pas ce qui est arrivé, mais ce qui, de l'évènement, est formulé et conservé. Une histoire qui n'a jamais été écrite est perdue. A la fin elle n'a même pas existé.
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Elle aimait se montrer à moi et m'exciter sans presque rien faire, sentir mon désir et l'intensifier. Avec une curiosité ensommeillée, elle attendait ce que j'entreprendrais pour lui communiquer ma passion. Quand ensuite, après ce voyage que l'on ne peut entreprendre qu'à deux et lors duquel on oublie l'espace et le temps, mouillés de sueur et hors d'haleine, nous étions étendus l'un à côté de l'autre, nous assurant seulement encore de notre proximité par des contacts lents et tâtonnants, nous nous sentions invulnérables dans notre bonheur.
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Ensuite, je suis retourné encore une fois à Belem, pour me rendre sur la tombe de mon père. Un bouquet de fleurs fanées gisait sur la tombe abandonnée, un faux nom gravé dans la pierre. Je suis resté là longtemps,à songer à mon père. Mais la seule pensée qui me soit venue à l'esprit est: ici donc repose, juste à côté d'un japonais, l'homme qui désirait ne vivre qu'en compagnie d'êtres humains grands, blonds, aux yeux bleus. Et je me suis demandé si ce voisinage aurait plu à cet homme-là.
Le pays étranger d'où je viens s'appelle la République fédérale d'Allemagne, et ma perception, comme celle de Pommerer, est prédéterminée par un demi-pays qui depuis trente ans tire son identité de la démarquation qui le sépare de son autre moitié. Qu'arriverait-il, enfait, si les deux gouvernements allemands prenaient un an de congé, si les commentateurs de la radio et de la télévision se taisaient pendant un an, si les policiers de la frontière allaient pendant un an se reposer au bord de l'Adriatique ou de la mer Noire, et si les gouvernements commençaient à négocier une entente Est-Ouest ? Après de brèves embrassades, ils découvriraient qu'ils ressemblent beaucoup plus ) leurs gouvernements respectifs que ceux-ci n'ont jamais osé l'espérer. On constaterait qu'ils ont depuis longtemps fait leur le hasard biographique par lequel ils ont grandi dans des zones d'occupation différente et d'où sont nés deux sytèmes sociaux opposés. Quand on en viendrait à demander dans quelle moitié il vaut mieux vivre, alors la querelle que se livrent les deux Etats, à travers leurs médias se poursuivrait dans les salles de séjour.