Philippe Hécart

Pas d'unité de temps, ni de lieu, ni d'action dans ce roman paru il y a une bonne quinzaine d'années.

Qu'importe, le fil rouge du récit serait ce que l'on a appelé la Mitteleuropa et ses vicissitudes au cours du dernier siècle. Une première partie dans une ambiance mi-Joseph Roth, mi-Rivage des Syrtes (Julien Gracq) ou Dino Buzzati, faisant la part belle à l'Europe cosmopolite qu'était l'Autriche-Hongrie. Une intrigue relativement convenue, pour autant la gentille fantaisie au charme un peu suranné débouche sur un drame imprévu. La guerre mondiale est ensuite enjambée bravement - ce qui pourrait déplaire aux puristes, d'autant que la narration passe du "je" à la 3e personne, montrant peut-être en cela une dépersonnalisation des héros pris dans un engrenage qui les dépasse - et ce sont ensuite les illusions de l'après-guerre où l'on retrouve certains protagonistes de la 1ère partie. On s'y arrête à des événements aujourd'hui bien oubliés, en particulier ceux qui ont entouré les négociations du pacte de paix de Locarno en 1925. Grande histoire et intrigue romanesque coexistent de manière assez intéressante et sans trop de lourdeur. Enfin, 3e temps, l'explosion des années 40 au travers des vicissitudes traversées par le pays d'origine de quelques personnages, la Lithuanie. Quelques incursions dans l'histoire méconnue de ce petit pays balte apportent un éclairage sur les sensibilités à l'oeuvre dans cette partie du monde.

Tout cela fait beaucoup et le lecteur non averti peut se perdre dans les méandres des traités de paix, des noms parfois à peine prononçables. A l'image de la complexité de cette région d'Europe déchirée entre de multiples allégeances.

Cet ouvrage pourra surprendre certains mais alimentera la réflexion de ceux qui voudront l'accueillir avec intérêt parce qu'il revient sur une époque ayant finalement contribué à modeler l'Europe actuelle.

La guerre en ex-Yougoslavie n'a que peu inspiré les auteurs français de romans, si ce n'est dans quelques ouvrages dont les tirages sont restés quasiment confidentiels.

Le Chant pour Marko est l'une de ces fictions s'essayant à restituer dans le champ romanesque une tranche d'histoire encore proche de nous.

De fait, nous sentons très vite l'ambiance terrible de la guerre vécue par la population de Sarajevo à travers de nombreux personnages qui sont autant de points de vue sur le conflit : un enfant fou de musique, son mentor, pianiste de bar, qui lui montre les lumières de la vie au plus noir des combats, une humanitaire française un peu perdue, un officier français de la force des Nations-Unies, etc.

L'auteur s'est attaché à traduire le sentiment d'abandon éprouvé par les différents protagonistes, civils, militaires de la Forpronu, gens des ONG. Il met en évidence l'horreur d'un affrontement que personne n'aura su arrêter quand il le fallait. Il aura fallu le massacre de Srebrenica en 1995 - dont l'auteur n'évite pas la nécessaire relation- pour que la communauté internationale finisse par entreprendre une action décisive mais bien tardive conduisant aux accords de paix de cette même année.

In fine, la musique seule sauvera le petit Miroslav de la folie dans lequel le siège de Sarajevo aura souvent enfermé les habitants de la ville.

Un grain de folie, tout est dit ou presque, enfin non, car il faut absolument lire ce livre tout en profondeur et en nuance, ce roman intérieur qui nous incite au plus beau des voyages, en nous-même. Car à travers ses personnages loin des stéréotypes, l'auteur interroge notre conscience, mais aussi nous fait réfléchir sur le monde qui nous entoure. Et toujours avec autant de talent et un style toujours plus maitrisé.

Avec cet ouvrage, Philippe Hécart laisse de côté le roman historique (quoique...) pour dessiner, ou plutôt esquisser l'aventure d'une femme confrontée à une crise intérieure aussi violente qu'inattendue. Mais il y a toujours ce mélange des genres, le rôle de l'art, les considérations de politique fiction, la touche de fantastique, etc. On peut ne pas aimer ou au contraire se laisser embarquer dans l'histoire - faussement innocente.