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Citation de Partemps


« Mes enfants, mes soeurs, pensez à la douceur de vivre ici, près du parc ... On descend de l’appartement, on remonte, on est comme chez nous dans les allées malgré les passants, les cris des enfants... Les soirs d’été, surtout, après la fermeture des grilles, sont magiques. Le ciel, là-bas, au-dessus des longues avenues luisantes, est bleu sombre. Les merles chantent dans les marronniers en fleur. Clara est de passage à Paris, on se promène. Dora a des rendez-vous en Suisse, et revient. Je m’enferme avec Clara pour écouter avec elle tous les enregistrements que Glenn Gould a réalisés de Bach. Elle les connaît par coeur, mais je veux voir comment elle entend, elle , telle ou telle attaque. On se met pieds nus, on flotte sur le parquet... Gould, c’est l’introduction de la métaphysique dans les disques... [3] Je montre à Clara un passage d’un roman de Thomas Bernhard, Le naufragé :

« Quand il jouait, affaissé devant le Steinway, il avait l’air d’un infirme, le monde entier le connaît sous cet aspect, or le monde musical tout entier a succombé à une illusion totale, pensai-je. Où que Glenn apparaisse, c’est l’image de l’infirme et du gringalet qui nous est montrée, la fragilité de l’esprit pur auquel on n’accorde que son infirmité et ce qui va de pair avec cette infirmité, à savoir l’hypersensibilité, alors qu’en fait c’était le type même de l’athlète, et cela nous l’avions remarqué aussitôt, le jour où il s’était employé à abattre sous ses fenêtres, de ses propres mains, un frêne qui, selon sa propre expression, le gênait pour jouer au piano. Tout seul, il scia le frêne d’au moins cinquante centimètres de diamètre, nous tint tout bonnement à l’écart du frêne, débita d’ailleurs le frêne séance tenante et empila les bûches contre le mur de la maison, l’Américain typique, avais-je pensé alors, pensai-je. A peine Glenn eut-il coupé le frêne déclaré gênant qu’il lui vint à l’esprit qu’il aurait pu tout simplement fermer les rideaux de sa chambre et baisser les volets roulants [...] Les adorateurs adorent un fantôme, pensai-je, ils adorent un Glenn Gould qui n’a jamais existé. [...] Plus que quiconque il était capable d’une sorte de rire irrépressible, et donc il n’y avait pas d’homme à prendre davantage au sérieux. Celui qui ne sait pas rire ne doit pas être pris au sérieux, pensai-je, et celui qui ne sait pas rire comme Glenn ne doit pas être pris au sérieux comme Glenn... »

Clara s’amuse de cette description imaginaire... Elle a connu Gould vers la fin de sa vie, à Toronto, elle en parle à voix basse, presque en chuchotant, comme s’il était là, dans les rideaux du salon... Ou sur le balcon, ou bien dans les arbres... Un oiseau, alors ? Oui, si l’on veut, un oiseau avec de drôles de pattes... Une mouette sur piano... Et en même temps un colosse sous une forme d’infirme clochard, gants, pulls superposés, vieilles vestes [4], passe-montagne, bains d’eau chaude des avant-bras pendant une demi-heure avant les concerts... Le plus drôle, c’est qu’il ne jouait presque pas, dit-elle, mais écrivait sans cesse, des milliers de pages, tout et n’importe quoi, pas n’importe comment, griffonnages en vrac qu’on a retrouvés après sa mort, en 1982, peu après son dernier enregistrement des Variations Goldberg (premier mouvement beaucoup plus lentement qu’autrefois)... Ah, ces Goldberg... Gouldberg... Des papiers sans fin noircis, réflexions médicales, descriptions de symptômes, rêves, récits [5]... Et même un projet d’autobiographie, un cahier titré Essence d’une énigme, dont toutes les pages étaient blanches... Il a étonné Clara en lui disant qu’il pensait bientôt arrêter la musique et finir sa vie en écrivant... Mais nous ne sommes pas des pianistes , n’est-ce pas, on ne joue pas du piano avec un piano mais avec son cerveau... Le contrepoint chez Bach ? « Un acquiescement mystique devant l’inévitable... »

Est-ce que Clara connaît ce rêve de Gould, qu’il a transcrit dans un style très Cyrano [6] ?

« Je trouve sur une autre planète, parfois même dans un autre système solaire, et il me semble que j’en suis le seul habitant. J’ai la sensation d’une extraordinaire allégresse, car la possibilité m’est donnée — et l’autorité — d’imposer mon propre système de valeurs à toute forme de vie qui pourrait exister sur cette planète ; j’ai le sentiment que je peux créer un système de valeurs complet et planétaire à ma propre image. »

Oui, oui, il est fou, d’accord, mais pas plus que Bach et son Dieu lui-même... C’est en réalité du temps qu’il s’agit, galaxie du temps venant se chiffrer grain à grain à travers chaque note rebondissante, comme les secondes que ponctue, noir sur vert, le compteur intégré à l’appareil d’où sort la musique, ici, devant nous. Le temps, le tempo. « Ce n’est pas le concept qui découle du tempo, dit Gould, mais l’inverse : le tempo importe peu, du moment qu’il existe une unité organique entre les motifs. » Il faut oublier qu’on joue du piano... Les doigts ne pensent pas, et s’ils ont des idées, elles sont « nauséeuses »...

Il faudrait oublier qu’on écrit ? Peut-être. « Le secret pour jouer du piano réside partiellement dans la manière dont on parvient à se séparer de l’instrument. »

Un jour, Gould dit à ses élèves :
« Ne jamais perdre de vue que tous les aspects de la connaissance qui est ou sera la vôtre ne sont possibles qu’en vertu de leur rapport avec la négation [7], avec ce qui n’est pas ou semble ne pas être. Ce qu’il y a de plus impressionnant chez l’homme, probablement la seule chose qui excuse sa folie ou sa brutalité, est le fait qu’il ait inventé le concept de ce qui n’existe pas. »
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