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EAN : 9782070749058
292 pages
Gallimard (03/03/2000)
3.07/5   29 notes
Résumé :
Je dis passion fixe, puisque j'ai eu beau changer, bouger, me contredire, avancer, reculer, progresser, évoluer, déraper, régresser, grossir, maigrir, vieillir, rajeunir, m'arrêter, repartir, je n'ai jamais suivi, en somme, que cette fixité passionnée. J'ai envie de dire que c'est elle qui me vit, me meurt, se sert de moi, me façonne, m'abandonne, me reprend, me roule. Je l'oublie, je me souviens d'elle, j'ai confiance en elle, elle se fraye un chemin à travers moi.... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
« Quand un livre se développe, parallèle à votre vie, l'influençant ou se laissant gonfler par elle, quand par cette oscillation, on ne peut tomber, ni dans le réel, ni dans l'imaginaire, n'est-ce pas cela la liberté ? »
Une curieuse solitude.

C'est le Sollers de vingt ans qui écrit ceci. On ne peut nier une énorme constance dans les amours, les éruditions, les goûts littéraires, les longueurs, parfois exaspérantes, les "joyaux" (!) souvent étincelants, d'une "curieuse solitude" aux "Voyageurs du temps".

Je mets, accotés sur mes rayons "Babélio", "Passion fixe" et "Journal amoureux" de Dominique Rolin parce que ce n'est plus un secret que le Jim de Rolin et la Dora de Sollers sont le même amour.
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L'oeuvre de Sollers me laisse l'impression d'un immense gâchis, car je trouve qu'il y a du génie chez Sollers, de la suite et de la cohérence dans les idées et puis que le tout est écrit avec une verve éclatante mais que hélas, on est très vite agacé par une tendance qu'il a à se la péter, à se mettre en avant, à tout le temps à ramener la couverture à lui.
En ce qui concerne ce roman en particulier, je trouve que pour un type qui soi disant critique la société dans laquelle il vit (au point de souhaiter plus ou moins la révolution), il profite plus que bien de cette société, volant de capitales en capitales, couchant (dans tous les sens du terme) d'hôtels en hôtels etc. Son analyse de la société est plus que sommaire et ils se contente de caricaturer le capitalisme en le personnifiant sous la famille de Leymarcher-Financier.
Et Dora, la "passion fixe" du narrateur (qu'on devine être Sollers, hein, ça se sent que la narrateur et l'écrivain ne font qu'un) est trop parfaite pour être vraie. (mais chez Sollers, les femmes sont toujours comme ça, intelligentes, super canons, raffinées, super baiseuses et tout.
Et le tout est truffée de références à la culture chinoise, et comme personnellement je ne connais rien à la Chine, ça ne m'a pas aidé.
Sentiment mitigé donc entre un style flamboyant et un nombrilisme trop affirmé. Mais l'agacement l'emporte.
Lien : http://doelan.blogspirit.com/
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Citations et extraits (73) Voir plus Ajouter une citation
« Mes enfants, mes soeurs, pensez à la douceur de vivre ici, près du parc ... On descend de l’appartement, on remonte, on est comme chez nous dans les allées malgré les passants, les cris des enfants... Les soirs d’été, surtout, après la fermeture des grilles, sont magiques. Le ciel, là-bas, au-dessus des longues avenues luisantes, est bleu sombre. Les merles chantent dans les marronniers en fleur. Clara est de passage à Paris, on se promène. Dora a des rendez-vous en Suisse, et revient. Je m’enferme avec Clara pour écouter avec elle tous les enregistrements que Glenn Gould a réalisés de Bach. Elle les connaît par coeur, mais je veux voir comment elle entend, elle , telle ou telle attaque. On se met pieds nus, on flotte sur le parquet... Gould, c’est l’introduction de la métaphysique dans les disques... [3] Je montre à Clara un passage d’un roman de Thomas Bernhard, Le naufragé :

« Quand il jouait, affaissé devant le Steinway, il avait l’air d’un infirme, le monde entier le connaît sous cet aspect, or le monde musical tout entier a succombé à une illusion totale, pensai-je. Où que Glenn apparaisse, c’est l’image de l’infirme et du gringalet qui nous est montrée, la fragilité de l’esprit pur auquel on n’accorde que son infirmité et ce qui va de pair avec cette infirmité, à savoir l’hypersensibilité, alors qu’en fait c’était le type même de l’athlète, et cela nous l’avions remarqué aussitôt, le jour où il s’était employé à abattre sous ses fenêtres, de ses propres mains, un frêne qui, selon sa propre expression, le gênait pour jouer au piano. Tout seul, il scia le frêne d’au moins cinquante centimètres de diamètre, nous tint tout bonnement à l’écart du frêne, débita d’ailleurs le frêne séance tenante et empila les bûches contre le mur de la maison, l’Américain typique, avais-je pensé alors, pensai-je. A peine Glenn eut-il coupé le frêne déclaré gênant qu’il lui vint à l’esprit qu’il aurait pu tout simplement fermer les rideaux de sa chambre et baisser les volets roulants [...] Les adorateurs adorent un fantôme, pensai-je, ils adorent un Glenn Gould qui n’a jamais existé. [...] Plus que quiconque il était capable d’une sorte de rire irrépressible, et donc il n’y avait pas d’homme à prendre davantage au sérieux. Celui qui ne sait pas rire ne doit pas être pris au sérieux, pensai-je, et celui qui ne sait pas rire comme Glenn ne doit pas être pris au sérieux comme Glenn... »

Clara s’amuse de cette description imaginaire... Elle a connu Gould vers la fin de sa vie, à Toronto, elle en parle à voix basse, presque en chuchotant, comme s’il était là, dans les rideaux du salon... Ou sur le balcon, ou bien dans les arbres... Un oiseau, alors ? Oui, si l’on veut, un oiseau avec de drôles de pattes... Une mouette sur piano... Et en même temps un colosse sous une forme d’infirme clochard, gants, pulls superposés, vieilles vestes [4], passe-montagne, bains d’eau chaude des avant-bras pendant une demi-heure avant les concerts... Le plus drôle, c’est qu’il ne jouait presque pas, dit-elle, mais écrivait sans cesse, des milliers de pages, tout et n’importe quoi, pas n’importe comment, griffonnages en vrac qu’on a retrouvés après sa mort, en 1982, peu après son dernier enregistrement des Variations Goldberg (premier mouvement beaucoup plus lentement qu’autrefois)... Ah, ces Goldberg... Gouldberg... Des papiers sans fin noircis, réflexions médicales, descriptions de symptômes, rêves, récits [5]... Et même un projet d’autobiographie, un cahier titré Essence d’une énigme, dont toutes les pages étaient blanches... Il a étonné Clara en lui disant qu’il pensait bientôt arrêter la musique et finir sa vie en écrivant... Mais nous ne sommes pas des pianistes , n’est-ce pas, on ne joue pas du piano avec un piano mais avec son cerveau... Le contrepoint chez Bach ? « Un acquiescement mystique devant l’inévitable... »

Est-ce que Clara connaît ce rêve de Gould, qu’il a transcrit dans un style très Cyrano [6] ?

« Je trouve sur une autre planète, parfois même dans un autre système solaire, et il me semble que j’en suis le seul habitant. J’ai la sensation d’une extraordinaire allégresse, car la possibilité m’est donnée — et l’autorité — d’imposer mon propre système de valeurs à toute forme de vie qui pourrait exister sur cette planète ; j’ai le sentiment que je peux créer un système de valeurs complet et planétaire à ma propre image. »

Oui, oui, il est fou, d’accord, mais pas plus que Bach et son Dieu lui-même... C’est en réalité du temps qu’il s’agit, galaxie du temps venant se chiffrer grain à grain à travers chaque note rebondissante, comme les secondes que ponctue, noir sur vert, le compteur intégré à l’appareil d’où sort la musique, ici, devant nous. Le temps, le tempo. « Ce n’est pas le concept qui découle du tempo, dit Gould, mais l’inverse : le tempo importe peu, du moment qu’il existe une unité organique entre les motifs. » Il faut oublier qu’on joue du piano... Les doigts ne pensent pas, et s’ils ont des idées, elles sont « nauséeuses »...

Il faudrait oublier qu’on écrit ? Peut-être. « Le secret pour jouer du piano réside partiellement dans la manière dont on parvient à se séparer de l’instrument. »

Un jour, Gould dit à ses élèves :
« Ne jamais perdre de vue que tous les aspects de la connaissance qui est ou sera la vôtre ne sont possibles qu’en vertu de leur rapport avec la négation [7], avec ce qui n’est pas ou semble ne pas être. Ce qu’il y a de plus impressionnant chez l’homme, probablement la seule chose qui excuse sa folie ou sa brutalité, est le fait qu’il ait inventé le concept de ce qui n’existe pas. »
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Un lecteur, ou une lectrice, ouvre ce livre, le feuillette, le fait traduire, comprend vaguement que l'auteur a dû faire partie d'un complot subversif difficile à identifier. Les événements dont il est question sont lointains, on n'en garde qu'un souvenir contradictoire, la plupart des historiens les classent parmi les révoltes sans lendemain. Le narrateur commence par avoir envie de se suicider, ne le fait pas, rencontre une femme qui transforme son existence. Dora est une jeune et jolie veuve, avocate, dont le mari, disparu prématurément, possédait une vaste bibliothèque. Des livres anciens, des manuscrits rares, l'ouvre d'un collectionneur. [..] Il y a aussi une pianiste célèbre, Clara, une personnage mystérieux, François, ce dernier étant peut-être un espion chinois.
Le ton général est très critique sur la société du temps de l'auteur, mais la société, au fond, à quelques transformations techniques près, est toujours la même. Les références chinoises abondent, ce qui est plutôt curieux pour un auteur occidental de cette période. Que veut-il Que cherche-t-il ? Le narrateur semble mener une vie clandestine organisée très libre, notamment sur le plan amoureux. Comme il pense à des tas de choses à la fois, son récit donne souvent l'impression d'une un tableau cubiste. Parfois on est perdu, mais on s'y retrouve toujours.
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«Je dis passion fixe, puisque j'ai eu beau changer, bouger, me contredire, avancer, reculer, progresser, évoluer, déraper, régresser, grossir, maigrir, vieillir, rajeunir, m'arrêter, repartir, je n'ai jamais suivi, en somme, que cette fixité passionnée. J'ai envie de dire que c'est elle qui me vit, me meurt, se sert de moi, me façonne, m'abandonne, me reprend, me roule. Je l'oublie, je me souviens d'elle, j'ai confiance en elle, elle se fraye un chemin à travers moi. Je suis moi quand elle est moi. Elle m'enveloppe, me quitte, me conseille, s'abstient, s'absente, me rejoint. Je suis un poisson dans son eau, un prénom dans son nom multiple. Elle m'a laissé naître, elle saura comment me faire mourir. »
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Sépare-toi, mets-toi à l’écart, fais comme si tu ne jouais pas, comme si tu ne t’entendais même pas. L’erreur consiste à croire qu’on fait ce qu’on fait quand on le fait. N’essaie surtout pas d’atteindre le silence ou le vide. Ça, c’est la pose. Au contraire, joue comme si tu étais en pleine rue, au coeur du vacarme... Avec des ronflements, des marteaux piqueurs partout, des radios hurlantes, des ambulances en folie. Gould a eu cette révélation à l’âge de douze ans, quand la femme de ménage a brusquement branché un aspirateur contre l’instrument sur lequel il était en train de jouer... « Les endroits qui sonnaient le mieux étaient précisément ceux où je ne pouvais plus m’entendre... »

— Qu’est-ce que nous aimons ? dit Dora.
— Les fugues, dit Clara.
« La fugue suscite une curiosité primordiale, qui consiste à essayer de découvrir dans les rapports d’affirmation et de réponse, de défi et de riposte, d’appel et d’écho, le secret de ces lieux immobiles et déserts qui détiennent les clés de la destinée de l’homme, mais qui sont antérieurs à toute mémoire de son imagination créatrice. »
Etrange définition... « Des lieux immobiles et déserts »...
Clara, justement, se souvient maintenant que Gould parlait comme on compose une fugue, ce qui est confirmé par plusieurs témoignages à la fois fascinés et épuisés :
« Il allait jusqu’à faire en une seule phrase quatorze niveaux de parenthèses, clauses annexes , à-côtés et à-côtés d’à côtés, mais il menait en ordre sujets et contre-sujets, et refermait chacune des parenthèses comme il fallait, finissant la phrase où il l’avait commencée... Peut-être ne peut-on demeurer seul que lorsqu’on s’accepte divisé, multiple, peuplé, mais avec, comme dans la plus complexe des fugues, des éléments d’unité : tonalité, instrumentation, tempo. »

Abramowicz, qui admirait Gould mais en était follement jaloux, ne pouvait pas s’empêcher, dans les conversations, de plaisanter sur son côté « sale gosse », « garçonnet survolté », « petit coq bavard », « jouvenceau lyrique ». Il le haussait, puis le rabaissait, dans un mélange de paternalisme pincé et de maternalisme prude. C’était plus fort que lui, on aurait dit qu’un disque parlait à sa place, il ne pouvait pas supporter Gould, et rien ne l’énervait davantage que les fredonnements de sa voix derrière le piano dans certains enregistrements, preuve que Gould (par mégalomanie) se pensait seul avec la musique. « En plus, il chante faux », disait Abramowicz (mais on n’a pas le temps de savoir si Gould chante juste ou faux, d’ailleurs il ne chante pas, il est en lévitation vocale). Il y a des corps comme ça : ils déclenchent des passions amoureuses-haineuses, on sent qu’il y a en eux un principe supérieur d’autonomie, un accrochage hors monde, une éternelle jeunesse sous des allures effondrées, un miracle de moelle épinière, une autre capacité de sommeil. François [8] provoquait ce genre de réaction : aimantation, souci, négation. Pas seulement en musique, donc, dans la vie courante (qui est d’ailleurs aussi de la musique). Une façon de se tenir, de laisser aller, de parler, de boire, de marcher. Le truc christique, finalement. Qui peut avoir lieu n’importe où, n’importe quand, à l’égard de n’importe qui. Homme ou femme. Pur ou impur. Génial ou pas.

Gould, grand lecteur de Bible (on a retrouvé son exemplaire usé jusqu’à la corde sur sa table de nuit), était d’abord un aventurier du Temps :

« Jouer avec le sens du temps, l’échelle des temps, dans leurs rapports avec les voix individuelles, entendre une seule voix tout en percevant, à partir de ce qu’elle dit, des messages séparés et simultanés. »

Il est le même, ou il est plusieurs ? Il faut choisir, la famille n’aime pas les fugues. L’esprit de mort tient à son signe égal. Ce jeune homme prolongé, ce garçonnet, ce jouvenceau, ce papillon à tête de vieux clochard, doit être ramené au berceau-caveau universel. Nous trouverons les photos qu’il faut. Vous avez été bébé, ou bébée, pas d’histoires. Votre mère est archivée. Votre grand-mère aussi. Vous avez beau faire le malin en chantonnant dans les fugues, vous déchanterez un jour ou l’autre. Clac : piano-cercueil. Retour à la case départ.

Le premier buvait trop, le deuxième se droguait, le troisième avait une vie sexuelle déréglée, le quatrième avait des prétentions révolutionnaires, le cinquième se prenait pour un musicien au-dessus des autres. Nous, les Léjean, nous avons combattu ces corps. La centrale Leymarché-Financier les a observait sans relâche. Monsieur Commeux et madame Commelles, du Bureau de Surveillance Intégré, ont suivi leurs évolutions sur ordinateurs. Eh bien, croyez-moi, génie ou pas, leur vie n’a pas été facile. S’agissant du nommé Glenn Gould, il suffit de consulter ses notes d’auto-observation physique :
« Pris dans une sorte de pince géante. Palpitations. Chaleur dans les bras. Douleur de poitrine de type indigestion. Pouls au réveil. Episodes de rêve. Tension baissant avec sensation de gel. Tremblement vers le haut » etc., etc.
Quant à la liste des médicaments qu’il prenait dans la dernière année de son existence, elle parle d’elle-même :
« Aldomet, Nembutal, Tétracycline, Chloromycétil, Serpasyl, Placido, Largostil, Stelazine, Resteclin, Librax, Clonidine, Indéral, Inocid, Aristocort, Neocortef, Zyloprim, Butazolidine, Bactna, Septra, Phénylbutazone, Méthyldopa, Allopurinol, Hydrochlorothiazide, et des lots, des lots de Valium. »

Il fait très beau, c’est la nuit, la fenêtre est ouverte. Clara met une fois de plus les Partitas pour écouter encore, de plus près, certains passages. Elle est drôle, dans ces moments-là, penchée en avant, les yeux fermés, les bras et les mains immobiles, toute la digitalité rentrée dans la tête. Seuls les pieds remuent un peu... Les orteils... Les oreilles dans les chevilles, les talons, la plante... Je la vois et je ne la vois plus du tout... Elle s’est transportée dans le jour de l’enregistrement, son heure, ses minutes, ses secondes... 010001... 010002... 3,4,5,6,7... Vingt mille lieues sous les notes... Villes entassées, tours, aéroports... Toronto ou Paris, peu importe... Trouvez-moi seulement un piano... Ce Steinway ?... Non, un autre...
L’amour est vague, l’intimité est précise.
Le bleu a besoin du noir.

Dora a les clés de la petite porte de fer donnant sur le parc... On attend la nuit, on entre... L’herbe est en velours noir, on change de bancs pour s’embrasser, les statues vivent leur obscurité blanche, les fleurs se reposent. On est faits pour l’aveuglette, les tâtonnements, les chuchotements, les petites danses rapides, les esquisses de rondes. Au radar, cinéma englouti, plus d’images... Tout dans la bouche, les odeurs, les doigts, et, soudain, le choc frontal des regards... Après tout, une plaidoirie de Dora est aussi un appel à l’invisible, au motif caché et tissé... On est spécialistes du non-enregistrable, du non-calculable, des intervalles jamais écrits... La ville plonge, le jardin respire. On est comme à la campagne, autrefois, presque nus dans un désert qui s’appelle Paris... Viens, il va y avoir un orage. Tentons la foudre un instant à côté du musée chinois, près d’ici ... »
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Sépare-toi, mets-toi à l’écart, fais comme si tu ne jouais pas, comme si tu ne t’entendais même pas. L’erreur consiste à croire qu’on fait ce qu’on fait quand on le fait. N’essaie surtout pas d’atteindre le silence ou le vide. Ca, c’est la pose. Au contraire, joue comme si tu étais en pleine rue, au coeur du vacarme... Avec des ronflements, des marteaux piqueurs partout, des radios hurlantes, des ambulances en folie. Gould a eu cette révélation à l’âge de douze ans, quand la femme de ménage a brusquement branché un aspirateur contre l’instrument sur lequel il était en train de jouer... « Les endroits qui sonnaient le mieux étaient précisément ceux où je ne pouvais plus m’entendre... »

— Qu’est-ce que nous aimons ? dit Dora.
— Les fugues, dit Clara.
« La fugue suscite une curiosité primordiale, qui consiste à essayer de découvrir dans les rapports d’affirmation et de réponse, de défi et de riposte, d’appel et d’écho, le secret de ces lieux immobiles et déserts qui détiennent les clés de la destinée de l’homme, mais qui sont antérieurs à toute mémoire de son imagination créatrice. »
Etrange définition... « Des lieux immobiles et déserts »...
Clara, justement, se souvient maintenant que Gould parlait comme on compose une fugue, ce qui est confirmé par plusieurs témoignages à la fois fascinés et épuisés :
« Il allait jusqu’à faire en une seule phrase quatorze niveaux de parenthèses, clauses annexes , à-côtés et à-côtés d’à côtés, mais il menait en ordre sujets et contre-sujets, et refermait chacune des parenthèses comme il fallait, finissant la phrase où il l’avait commencée... Peut-être ne peut-on demeurer seul que lorsqu’on s’accepte divisé, multiple, peuplé, mais avec, comme dans la plus complexe des fugues, des éléments d’unité : tonalité, instrumentation, tempo. »

Abramowicz, qui admirait Gould mais en était follement jaloux, ne pouvait pas s’empêcher, dans les conversations, de plaisanter sur son côté « sale gosse », « garçonnet survolté », « petit coq bavard », « jouvenceau lyrique ». Il le haussait, puis le rabaissait, dans un mélange de paternalisme pincé et de maternalisme prude. C’était plus fort que lui, on aurait dit qu’un disque parlait à sa place, il ne pouvait pas supporter Gould, et rien ne l’énervait davantage que les fredonnements de sa voix derrière le piano dans certains enregistrements, preuve que Gould (par mégalomanie) se pensait seul avec la musique. « En plus, il chante faux », disait Abramowicz (mais on n’a pas le temps de savoir si Gould chante juste ou faux, d’ailleurs il ne chante pas, il est en lévitation vocale). Il y a des corps comme ça : ils déclenchent des passions amoureuses-haineuses, on sent qu’il y a en eux un principe supérieur d’autonomie, un accrochage hors monde, une éternelle jeunesse sous des allures effondrées, un miracle de moelle épinière, une autre capacité de sommeil. François [8] provoquait ce genre de réaction : aimantation, souci, négation. Pas seulement en musique, donc, dans la vie courante (qui est d’ailleurs aussi de la musique). Une façon de se tenir, de laisser aller, de parler, de boire, de marcher. Le truc christique, finalement. Qui peut avoir lieu n’importe où, n’importe quand, à l’égard de n’importe qui. Homme ou femme. Pur ou impur. Génial ou pas.

Gould, grand lecteur de Bible (on a retrouvé son exemplaire usé jusqu’à la corde sur sa table de nuit), était d’abord un aventurier du Temps :

« Jouer avec le sens du temps, l’échelle des temps, dans leurs rapports avec les voix individuelles, entendre une seule voix tout en percevant, à partir de ce qu’elle dit, des messages séparés et simultanés. »

Il est le même, ou il est plusieurs ? Il faut choisir, la famille n’aime pas les fugues. L’esprit de mort tient à son signe égal. Ce jeune homme prolongé, ce garçonnet, ce jouvenceau, ce papillon à tête de vieux clochard, doit être ramené au berceau-caveau universel. Nous trouverons les photos qu’il faut. Vous avez été bébé, ou bébée, pas d’histoires. Votre mère est archivée. Votre grand-mère aussi. Vous avez beau faire le malin en chantonnant dans les fugues, vous déchanterez un jour ou l’autre. Clac : piano-cercueil. Retour à la case départ.

Le premier buvait trop, le deuxième se droguait, le troisième avait une vie sexuelle déréglée, le quatrième avait des prétentions révolutionnaires, le cinquième se prenait pour un musicien au-dessus des autres. Nous, les Léjean, nous avons combattu ces corps. La centrale Leymarché-Financier les a observait sans relâche. Monsieur Commeux et madame Commelles, du Bureau de Surveillance Intégré, ont suivi leurs évolutions sur ordinateurs. Eh bien, croyez-moi, génie ou pas, leur vie n’a pas été facile. S’agissant du nommé Glenn Gould, il suffit de consulter ses notes d’auto-observation physique :
« Pris dans une sorte de pince géante. Palpitations. Chaleur dans les bras. Douleur de poitrine de type indigestion. Pouls au réveil. Episodes de rêve. Tension baissant avec sensation de gel. Tremblement vers le haut » etc., etc.
Quant à la liste des médicaments qu’il prenait dans la dernière année de son existence, elle parle d’elle-même :
« Aldomet, Nembutal, Tétracycline, Chloromycétil, Serpasyl, Placido, Largostil, Stelazine, Resteclin, Librax, Clonidine, Indéral, Inocid, Aristocort, Neocortef, Zyloprim, Butazolidine, Bactna, Septra, Phénylbutazone, Méthyldopa, Allopurinol, Hydrochlorothiazide, et des lots, des lots de Valium. »

Il fait très beau, c’est la nuit, la fenêtre est ouverte. Clara met une fois de plus les Partitas pour écouter encore, de plus près, certains passages. Elle est drôle, dans ces moments-là, penchée en avant, les yeux fermés, les bras et les mains immobiles, toute la digitalité rentrée dans la tête. Seuls les pieds remuent un peu... Les orteils... Les oreilles dans les chevilles, les talons, la plante... Je la vois et je ne la vois plus du tout... Elle s’est transportée dans le jour de l’enregistrement, son heure, ses minutes, ses secondes... 010001... 010002... 3,4,5,6,7... Vingt mille lieues sous les notes... Villes entassées, tours, aéroports... Toronto ou Paris, peu importe... Trouvez-moi seulement un piano... Ce Steinway ?... Non, un autre...
L’amour est vague, l’intimité est précise.
Le bleu a besoin du noir.

Dora a les clés de la petite porte de fer donnant sur le parc... On attend la nuit, on entre... L’herbe est en velours noir, on change de bancs pour s’embrasser, les statues vivent leur obscurité blanche, les fleurs se reposent. On est faits pour l’aveuglette, les tâtonnements, les chuchotements, les petites danses rapides, les esquisses de rondes. Au radar, cinéma englouti, plus d’images... Tout dans la bouche, les odeurs, les doigts, et, soudain, le choc frontal des regards... Après tout, une plaidoirie de Dora est aussi un appel à l’invisible, au motif caché et tissé... On est spécialistes du non-enregistrable, du non-calculable, des intervalles jamais écrits... La ville plonge, le jardin respire. On est comme à la campagne, autrefois, presque nus dans un désert qui s’appelle Paris... Viens, il va y avoir un orage. Tentons la foudre un instant à côté du musée chinois, près d’ici ... »
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Dialogue autour de l'oeuvre de Philippe Sollers (1936-2023). Pour lire des extraits et se procurer l'essai SOLLERS EN SPIRALE : https://laggg2020.wordpress.com/sollers-en-spirale/ 00:04:45 Début
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