[...] au début des années 1980, quand Bagni faisait les nuits pour apprendre à "lire" les cadavres des types qu'on avait descendus. Cette ville violente et féroce, bourrée de tripots, d'entraîneuses assisses sur les genoux des politiciens et des mafieux, grouillante d'acteurs et de chanteurs, cette ville avide et corrompue, Bagni la regrettait un peu, et pas seulement parce qu'il n'était plus aussi jeune qu'alors.
« De quoi parlons-nous quand nous parlons d’amour ? »
Il valait mieux ne pas parler d’amour. Il resta muet et s’en tint là. Il ne confia à personne sa non-histoire d’amour avec la Sans Nom, la douleur noire, sourde, qui donnait à ses traits un aspect sévère et pensif, comme ceux qui souffrent de problèmes intestinaux.
Un policier ne verra jamais comme « étrange » que le père d’une jeune fille assassinée et mari d’une femme disparue, plutôt que de pleurer, de chercher, de combattre, de s’acharner, de se désespérer, de s’en remettre au Dieu des cieux ou à quelque autre supposé dieu sur terre, se lève le matin pour se jeter dans des avions, des trains, des voitures de location et fasse en quelques jours la moitié du tour de la planète. Un policier ne s’étend pas sur les dommages provoqués par la douleur et la rancœur, il ne se livre à aucune étude psychologique pour cerner les motivations plausibles.
Il détestait se sentir un étranger dans sa propre maison. Il connaissait par cœur la moindre pierre, le moindre visage du Ticinese, ses chansons et ses auberges. Mais les auberges n’existaient plus ; les musiques qui filtraient au travers des fenêtres et des portes ouvertes des bars étaient anglaises ou espagnoles ; les visages semblaient des photocopies de ceux qu’il voyait sur les revues, là-bas ; les pierres… ah, les pierres étaient bien toujours les mêmes, même si, à l’époque, le tram passait entre les colonnes et non à côté comme maintenant.
Un type qui nous mène en bateau pendant des semaines, tu sais ce qu’il fait ? Il dit excusez-moi, je me suis trompé, il invente une autre histoire et il s’en tire sans casse, tu comprends ? En Amérique, on leur met un outrage à la cour sur le dos et on vire les avocats du barreau si on découvre qu’ils ont magouillé avec leur client pour embrouiller les cartes. Chez nous, c’est un délit seulement si l’accusé est un policier. Alors, dans l’état actuel des choses, on pourrait difficilement demander des comptes à l’autre salopard sur les mots qu’il a prononcés.
Il avait toujours aimé observer les gens et depuis qu’il avait quitté la prison il en profitait – surtout les filles. Femmes, mères, maîtresses, le grand amour, la marque qu’elles laisseraient sur le monde ou dans les cœurs, leur rôle essentiel pour les enfants. Être femme comme un travail bien fait : c’est ainsi qu’elles raisonnaient, face à la vie – et ensuite elles se perdaient dans l’ombre d’hommes qui ne les comprenaient même pas. Lui, il était différent : les femmes, il avait su comment les prendre.
Il y avait un petit vent de folie chez Genito qui parfois lui plaisait, et d’autres fois lui faisait peur. Honnête, dans le sens qu’il ne volait pas les clients ni les autres. Intelligent, il savait évoluer dans tous les milieux. Dur, parce qu’il avait l’obstination qu’il fallait pour suivre sa voie. Mais il arrivait que la différence entre lui qui avait été capitaine de carabiniers et un criminel ayant fait son éducation derrière les barreaux se situât plus dans la fin que dans les moyens.
Les dossiers blancs, les noirs, les jaunes, les fax des ministères n’avaient qu’une seule interprétation : c’est là que réside la solution. Tu ne trouveras pas d’écoutes téléphoniques, pas de témoins qui te diront ci ou ça. Ça ne fonctionne pas comme dans les romans policiers qui te divertissent tant : la réalité, tu la connais, tu sais mieux que quiconque qu’un type doté d’un minimum de capacités intellectuelles ne laisse pas de traces derrière lui s’il n’en a pas l’intention.
La violence s’exerçait avec cruauté à l’intérieur des bandes, mais prenait des gants à l’encontre des riches et des puissants, cherchant à établir les bases d’une certaine coexistence. Le blanc et le noir devenaient le gris milanais, couleur du brouillard, du ciel, de la saleté qui recouvrait tout mais aussi du bon ton et de l’élégance qui, conformément aux canons de la mode internationale, ne devaient pas se remarquer. Et par conséquent, on ne tuait qu’avec discrétion.
Musicien, c’était son rêve de toujours, car il avait lu qu’à l’époque des Beatles, quand il était un gosse très précocement préoccupé par le sexe, les gamines jetaient leur slip sur la scène. Cela ne lui était jamais arrivé : le seul vêtement qu’on lui ait jeté, c’était une chaussure. Il jouait dans les boîtes un peu chic de Milan, mais ne connaissant pas un mot d’anglais, son répertoire se cantonnait aux auteurs italiens.