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Citation de pascalesera


(...) et si je porte mon regard dans la direction des objets qu’il regarde, je vois de la pluie sur le monde ; je vois les chalands embâclés et parmi eux, plus haute, féminine, ventrue, cette énorme gabarre de Nantes échouée depuis novembre 1783 face à Chécy sur les plat-bord de la poupe, la gabarre exténuée qui, avant d’être dévolue au transport de sel en Loire a fait vingt fois les Amériques, la triangulaire, qui dans les cucurbites de ses cales a augmenté l’or avec de la chair noire bien compressée et secouée, cuite, le bois d’ébène, la pièce d’Inde comme on disait, la chair de malheur transmuée pour quelques uns en or pur, en tables à cent couverts sous les marronniers d’Inde, en bals, en Créoles zézayantes dessous leurs grands paniers - je vois ce prodigieux alambic gorgé d’eau se défaire en planches pourries sous deux ou trois corneilles. Je vois les saules nus de mars et les vols de hérons ; je peux voir aussi sous les chapeaux crevés les va-nu-pieds qui hantaient alors leurs écluses, les trépas de fleuve, qui attendaient pendant des jours que la patron d’une péniche les embauchât contre un coup de vin, un bout de pain, et qu’on appelait les hommes du bout du pont, ceux du bas de l’échelle, ceux qui vont basculer - et pour l’heure enragés par la glace et l’embâcle, mornes, basculant ; je les vois pleurer de faim affalés sur les grandes levées invariables et droites, le corset de pierre dure, le corset du désir qui ne varie pas sous les variations de l’eau, ; tout le pittoresque et le pictural, le fret universel qui fait les beaux tableaux, je le vois, comme Tiepolo, comme Fragonard ou Robert, comme Corentin, comme un peintre ou un badaud.
Les Onze, Pierre Michon. Folio, p. 61
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