Léna releva la tête. Elle avait peur. Une peur semblable à celle que l’on éprouve lorsqu’on se souvient de façon fulgurante qu’on a quitté la maison en laissant le gaz allumé.
Je me demandai ce que « beaucoup parler » signifiait pour un homme comme mon père. À l’évidence, il avait pris ce jeune garçon des cités sous son aile et il lui apprenait les rudiments de l’horlogerie. Je ne pus m’empêcher de ressentir un pincement à l’idée que mon père préférait instruire un délinquant de banlieue, plutôt que de passer du temps avec moi. Puis je me souvins que notre éloignement était principalement de mon fait.
On ne pouvait pas connaître la vérité sur chaque mort, elle avait appris à l'admettre. Accepter de ne pas savoir, n'était-ce pas le début de la sagesse ?
Léna ! Son amoureuse depuis trois ans. Enfin… son amoureuse… il ne savait plus sur quel pied danser, à vrai dire : elle avait décidé de s’offrir une semaine de vacances à l’Île Maurice. Seule, soi-disant. Mais Axel n’était pas dupe : qu’elle ait eu besoin de s’envoler sans lui vers ce paradis de l’océan Indien n’était pas bon signe. Ils en discuteraient dans quelques heures.
Léna perçut une grande agitation à l’avant de l’appareil. Assise en business class, elle vit la chef de cabine principale entrer puis ressortir précipitamment du poste de pilotage.
J’avais besoin d’être seul plutôt que de me forcer à débiter des platitudes sans borne à cette fille qui devait entendre à peu près la même chose tous les soirs. J’étais célibataire, adulte et vacciné, aussi rien ne m’empêchait de profiter de cette forme d’hospitalité ; je détestais pourtant ces soirées, plus par conviction qu’elles débouchaient sur un monceau de problèmes que par retenue morale.
Je cherchai une excuse pour rentrer me coucher lorsqu’un étrange manège attira mon attention : au fond de la salle, dans une alcôve surmontée d’une enseigne lumineuse vantant les mérites d’une bière thaïe, un homme se livrait à un curieux rituel. Il faisait défiler les filles une par une, leur parlait quelques secondes, puis leur signifiait de s’éloigner et en appelait une autre. C’était une étrange manière de choisir une partenaire pour la nuit, et je me demandai ce qu’il pouvait bien leur dire en si peu de temps.
Toutes les montres de luxe sont enregistrées. On détectait le recel et on remerciait ces personnes, en prétendant qu’on ne commercialisait pas les bijoux de seconde main. Récemment, la demande pour les montres de marques a explosé. D’un coup, ces petits objets qui tiennent dans une poche sont devenus le signe extérieur indispensable de ceux qui pensent avoir réussi. Les gangs de détrousseurs d’amateurs d’horlogerie se sont multipliés et il a fallu trouver un moyen de les écouler. Or, crois-moi ou pas, mais la clientèle pour des montres de luxe à moitié prix n’est pas si importante que ça, en France. C’est là qu’un autre genre de délinquants a eu une idée…
Il avait cru être capable de le raisonner, ou au moins de le dissuader de s’approcher encore de sa fille. D’une certaine manière, cela faisait partie de ses talents : instiller la juste dose de peur dans l’esprit de personnes malfaisantes comme Carl. Une dose suffisante pour que même des individus dérangés comprennent que leur sécurité était en danger s’ils ne se comportaient pas comme Morgan l’exigeait. L’instinct de survie se retrouvait chez n’importe quel mammifère. Même le plus féroce des félins renonçait à sa proie s’il pensait qu’il allait mourir. Et en cela, homo sapiens ne différait pas des autres animaux.
Comme tout le monde, j’avais vu des reportages à la télé sur la vie des stars. Certains journalistes en avaient fait leur fonds de commerce. Montrer aux gens qui peinaient à boucler leurs fins de mois comment vivaient les riches me semblait un peu indécent. Les médias s’abritaient derrière une justification bancale : il était de leur devoir de montrer que tout le monde pouvait réussir dans notre pays — les stars du sport ou les chanteurs étaient souvent issus de milieux modestes —.En réalité, cela témoignait de la volonté de ces reporters branchés de prouver qu’ils appartenaient à cette caste privilégiée.
Morgan ne regardait jamais les informations et il ne surfait pas non plus sur Internet. Tout ce qu’il savait lui venait de la lecture de livres soigneusement choisis dans une librairie traditionnelle du Vieux-Port. Quant à ce que les gens appelaient l’actualité, il considérait qu’elle n’était composée que d’événements futiles sans aucune incidence sur la marche du monde. Il constituait son opinion sur les choses uniquement lorsque l’excitation était retombée et qu’un ou deux chercheurs avaient rédigé un essai complet et documenté.