Peut-être que si ça avait été le cas,j’aurais pu les sauver. Ce qui était totalement faux, je ne pouvais que l’admettre, puisque les médecins m’ont dit qu’ils étaient morts sur le coup. Mais le fait de n’avoir pu assisté à leur enterrement m’apparaissait comme une impardonnable faute. Quand je me suis réveillée, je n’avais plus le choix. Pierre et Laurène Predier étaient morts. Enterrés. Et moi, Cassandre Predier, j’étais orpheline. Finalement, je vais peut-être les laisser couler ces larmes. Elles prenaient tellement de place à l’intérieur, après tout.
— Que…
— Casse ! l’entendis-je ordonner d’une voix forte. Toutes les aiguilles se brisèrent comme des brindilles.
— Érige … Protège… Renforce… Solidifie ! Un dôme translucide nous recouvrit. J’entendais par « nous », la fille à la tresse noire et à la veste d’aviateur, Gabriel, Sara, la voiture, moi et toute la zone où s’étaient fichées dans le sol des aiguilles meurtrières. La jeune fille ne se retournait toujours pas. Au contraire, elle mit les deux mains sur le dôme protecteur et récita :
— Disperse illusion… Reflète… Disperse illusion… Reflète… Et elle continua son étrange psalmodie une minute durant. Je la regardai encore estomaquée par ce qu’elle venait de faire.
— Et après ce pont, il y a quoi ? interrogeai-je Liam.
— Une forteresse, dit-on. La forteresse d’Asgard.
Plus nous avancions sur le pont, plus notre champ de vision rétrécissait comme si un brouillard enneigé nous emprisonnait peu à peu. J’étais encore plus angoissée. Puis, d’un coup, tout s’éclaircit. Il y avait bel et bien une forteresse. Et il y avait bien plus encore.
Il y avait Asgard. Dans toute sa magnificence, dans toute sa splendeur. La forteresse qui entourait la cité d’Asgard avait beau être impressionnante, elle n’en demeurait pas moins décorative face aux tours et aux dômes de glace qui fendaient le ciel d’un bleu pur et féérique. L’architecture, que je croyais au départ constituée de glace était en fait le travail inespéré et épuré d’un artiste accompli avec du diamant et du saphir. L’harmonie de ces deux minéraux révélait à mes sens un miracle de beauté. Qui avait pu construire pareille cité au cœur des glaces ? Comment les déshérités pouvaient-ils passer à côté de tant de beauté ? Selon moi, personne ne devait être privé de la vision de la cité d’Asgard. Une cité aussi incroyable que divine.
« Il nous est ordonné de pardonner à nos ennemis mais, il n’est écrit nulle part que nous devons pardonner à nos amis. »
Cosme de Médicis
— Et voici Jullian ! résonna dans le micro la voix du proviseur adjoint. Jullian apparut dans un simple pantalon noir et une chemise claire entrouverte au niveau de sa poitrine sculptée par des heures d’entraînement de musculation où brillait une petite chaîne argentée avec une clé. Non seulement les applaudissements furent plus assourdissants mais en plus, ils venaient avant tout des filles. Mon souffle se raréfia dans ma poitrine lorsque je croisai les perles d’obsidienne de Jullian. Pendant une microseconde, il ne sembla sourire qu’à moi et j’eus la sensation que nous n’étions plus que tous les deux mais notre échange visuel fut bref et je ne fus même pas sûre qu’il m’eût reconnue avec mon masque.
— Je suppose qu’ils ne sont pas là pour leur thèse de fin d’études, dit Evon, laconique.
— En effet, confirma Nahia. Les Douze leur ont ordonné d’éliminer quiconque s’en prendrait à Cassie.
En tant que déesse de la Discorde, elle avait besoin de guerres, de conflits. Elle excellait dans l’art de la manipulation. Mais à force de vivre en haut et d’être mise à l’écart par ses frères et sœurs, elle n’avait plus d’objectif. Plus de but. Elle se laissait aller à cette vie facile, vaincue par le pouvoir de sa famille.
Je rouvris les yeux sur… moi. Je soupirais, soulagée de retrouver mon image dans le miroir, dans cette robe. C’était Gilly qui me l’avait acheté, elle moulait ma taille de façon particulièrement sexy, à la limite de la provocation. J’avais rajouté un chapeau pointu et des bottes plates noires.
J’allais passer une bonne soirée, comme à Paris, quand j’étais Cassie Prédier, une fille cool et sympa qui aimait s’amuser. Je ne serais pas la Cassie orpheline aux pouvoirs surnaturels et aux hallucinations douteuses. Pas ce soir. Je serais jolie. Je serais Cassie. Juste moi. Toute de noire vêtue, je descendis jusqu'à l’entrée où se trouvaient Robert et Gilly qui devaient m’amener en voiture. Ma tante était super excitée, plus que moi en tout cas. Quant à moi, malgré mes bonnes résolutions, j'étais plutôt nerveuse.
« Tout obstacle renforce la détermination. Celui qui s’est fixé un but n’en change pas. »
Leonard de Vinci
Je fis tourner mes méninges à haut régime pour trouver l’ordre qui me permettrait de sortir de ce traquenard indemne.
– Suis-nous Pandore et il ne t’arrivera rien.
Bien sûr et il me donnera des bonbons et des sucettes aussi. A d’autres !
– Et si je ne vous suis pas ? répliquai-je en me tenant sur le milieu de la route.
L’homme qui me parlait sourit d’un air sardonique.
– Tu nous suivras de gré ou de force.
Une réplique digne des mauvais polars à mon avis mais je n’allais pas le mettre en colère. Je hochai la tête.
– D’accord. Où m’emmenez-vous ?
Il sembla surpris par ma réponse, s’attendant visiblement à plus de résistance de ma part. Cependant, il ne répondit pas à ma question et se retourna, m’invitant d’un geste à le suivre. Grave erreur.
— Mon nom est Nahia Kachina Matisch.
— Quoi ?
— Primate d’héritier, sache que je suis Nahia, héritière de l’esprit Kachina, la danseuse sacrée de l’illustre tribu des Cheyennes. Alors, en tant que telle, témoigne-moi le respect qui me revient en m’appelant par mon vrai nom et non pas la tigresse. Sinon, je peux t’assurer que je t’arracherai le cœur si vite qu’il palpitera encore dans mes mains de longues minutes tandis que toi, tu seras mort avant d’avoir touché terre. Nahia se détourna du visage de Gabriel qui était passé du rouge pivoine au blanc livide en quelques secondes.