Arrivé près du quai, il regarda chalutiers et fileyeurs amarrés, se cognant sur les bouées au gré des remous. Les tintements métalliques de quelques cordages berçaient ses pas et accompagnaient ses pensées. Tous ces bruits composaient l’ambiance qu’il appréciait le plus au monde, et il était incapable de s’en passer. L’air iodé constituait une vraie fontaine de Jouvence.
Rachel réfléchissait tout en faisant la moue. Elle aimait sa grand-mère et s’inquiétait de même : elle était son doudou, son ancre, son biniou. Si son esprit brumeux dérivait sans ses rames… Elle était à un âge où le réel se perd, les souvenirs otages prenant le pouvoir, mémoire vacillante et raison trop fuyante, l’esprit tout dominé par l’écrasant passé.
Génie et incompréhension vont souvent de pair.
Selon lui, les jeunes qui s’aventuraient à se biturer sans limite loupaient le principal objectif de la boisson. Cela demandait une certaine éducation : pour bien boire comme pour l’amour, conclut-il pour lui-même, il fallait y aller par petites touches pour obtenir un final explosif.
Le bien-être ressenti quand il tenait les pinceaux, l’apaisement lorsqu’il apposait les couleurs sur ces toiles vierges, ce flot d’émotions merveilleuses, ce pot-pourri de sensations l’emmenaient en un monde où la réalité s’effaçait. Il s’oubliait lui-même. Il se perdait, s’échappait de cette vie pour en découvrir d’autres qui le rassuraient. Des songes qui lui appartenaient.
Il aimait qu’on lui parle des vies d’antan, qu’on lui donne à voir ce que d’autres avaient goûté, expérimenté. C’était pour lui comme naviguer en pays lointain pour rapporter en souvenir des bribes d’existence qu’il garderait à jamais.
Le début de l’incompréhension marque la fin de la raison, de notre faculté à rendre intelligible ce que nous expérimentons par nos sens. Cela montre nos propres limites.
Adolescent, l’un de ses passe-temps consistait à lire le visages des gens pour en deviner la vie. Il inventait alors des bribes d’existences, nourrissant souvent les crises de fou rire de ses amis.
Enky fixait Mima. Sa face était figée sur un sourire, dents serrées et lèvres retroussées, son corps décharné presque verni et luisant à la lumière de l’ampoule à ses côtés. Elle ressemblait à une peau de bête tannée. La momie gardait ses yeux clos en haut d’un fin visage d’ambre.