Cosa Nostra ne vieillit pas
[...] ... Le gabellotto [= le fermier qui loue une partie de la latifundia] s'acquitte d'une fonction d'ordre et de contrôle social qui va au-delà du rôle de la grande entreprise de culture extensive ; avec ses campanieri [= ouvriers agricoles] et ses subordonnés, il se substitue aux milices féodales du XVIIIème siècle, se rapproche des milices communales du XIXème siècle, occupe les espaces laissés vides et incontrôlées par l'Etat bourbonien puis libéral. Déjà, Emilio Serini voyait dans la mafia moins un résidu féodal que l'instrument d'une bourgeoisie "avortée", précisément celle des "gabellotti" qui, au cours de la longue désagrégation de l'économie et des pouvoirs féodaux, développe une capacité d'intimidation qui s'exerce aussi bien vers le haut que vers le bas de la hiérarchie sociale. Tandis que se désagrègent les patrimoines de la vieille aristocratie, certaines fractions de la communauté locale tentent d'intercepter le flux de cette richesse, n'hésitent pas à faire usage de violence au sein ou en-dehors de la communauté, afin de tracer les limites de la concurrence pour la location ou l'achat des terrains. A partir des communes, grâce à la "gabelle", les nouvelles couches dirigeantes étendent leur influence sur un espace géographique plus vaste. Il s'agit d'un élément qui prend un caractère typique dans la Sicile du Centre et de l'Ouest. ... [...]
[...] ... Comme d'autres, la mafia se présente comme une victime du fascisme ; mais sa crédibilité est plus grande que celle des notables, et plus encore des latifundistes, auquel le régime avait confié le pouvoir social, sinon politique. La mémoire des coups de filet et de maxi-procès reste très vive : on se souvient du spectacle des gabellotti abandonnés à leur sort, dénoncés, persécutés, par leurs anciens protecteurs/protégés. Doit-il y avoir automatiquement reconstruction d'un front conservateur dans lequel ces éléments intermédiaires se trouveraient aux côtés des propriétaires de latifundia ? Ou bien les gabellotti peuvent-ils trouver une place dans la lutte antiféodale (et antifasciste) qui se prépare dans les campagnes ? Ce sont là les problèmes que se posent les gens de gauche à la recherche d'une bourgeoisie progressiste ou, du moins, d'une mafia "d'en-bas" à opposer à la "Haute Mafia." ... [...]
et je ne vois pas ce qui permettrait de penser que les chefs mafieux ont réellement une éthique "publique" plus élevée que celles de leurs homologues du monde normal. Valachi, Gentile, Bonanno, Buscetta, Calderone se dépeignent, ainsi que leurs amis, comme des hommes sages qui appliquent les règles, recherchent la médiation, répugnent aux conflits illégaux, n'utilisent la violence qu'en dernier recours, pour appliquer les délibérations rationnelles et pondérées de l'organisation. Simultanément, ils dépeignent leurs ennemis comme des personnages déloyaux, refusant de respecter les lois de leur propre société, toujours prêts à trahir, à tuer pour un rien, tendant à la folie et au sadisme.
Souhaitons que cette formidable continuité historique puisse être un jour interrompue.