Alors que le jour n’était même pas levé, Tiennette attendait déjà au pied des marches, les bras croisés sur sa poitrine. Solide, campée sur ses appuis presque jusqu’à l’ancrage, elle soutenait à elle seule la charpente de cette famille. Elle en calfeutrait les brèches, comme lorsque l’on sent forcir l’assaut des vents. Une puissante bise s’était mise à souffler depuis peu. Ses bouffées froides s’insinuaient dans les interstices des constructions mal jointes, s’introduisaient par la nuque vers le bas des reins, faisant naître un frisson automnal avant l’heure. Le temps changeait vite sur le haut plateau
que se partageaient la Courtine de Bellelay et la Franche- Montagne. Les habitants, façonnés à l’image de leur terre et de leurs bâtisses, courbaient l’échine face aux bourrasques qui leur glissaient sur le dos plutôt que de les renverser. Ainsi, Tiennette s’était ramassée sur elle-même, prête à dévier les tempêtes, offrant dans son sillage un espace protégé pour les siens.
— Qu’as-tu vu ?
— Rien ! tonna Jéhan. Il n’y avait rien d’autre que des vaches apeurées par la tempête.
— J’ai vu un chat, le contredit Gottfried.
Inutile d’ajouter quoi que ce soit. Chacun savait que le diable empruntait des apparences diverses, le chat figurant parmi les plus communes.
Bénédicte porta ses mains à sa bouche, puis les tortilla dans un réflexe nerveux. Autour d’elle fleurirent des mines désolées, puis les gens s’écartèrent. La compassion des voisins s’arrêtait là où commençait leur crainte.
Il devine des sons soufflés comme des frissons, des chuintements chagrins et des échos caverneux ricochant de creux en gouffre et de gouffre en abîme. La terre étire ses vertèbres douloureuses et ébroue son enveloppe piquée de plaies. Son grondement inspire la terreur, non pas celle du danger, mais celle du déclin. Elle porte le message désespéré d’un appel à l’aide.
L’ours bernois a cru pouvoir planter ses griffes dans le cuir jurassien et le taillader impunément. Mais le Jurassien a l’écorce épaisse, les racines profondes et son idéal de liberté chevillé au tronc.
Si Justi était un roc, Achillée était pour Lilas une vallée verdoyante. A eux deux ils dessinaient un paysage immuable dans lequel elle avait rebâti sa vie après la perte de ses parents. Mais aujourd'hui ce panorama de solidité et de paix semblait trembler sur ses fondations.
L'humain est faible et malléable. Son corps donne l'illusion de la solidité, son esprit, une fausse idée d'unité. En réalité, l'humain recèle quantité de défaillances, de vides, de nœuds inextricables qui sont autant de tares qu'elle peut exploiter. Le cerveau est son terrain de jeu favori. Maintenant qu'elle est plus forte, elle parvient à saisir les idées au passage comme on attrape un papillon. Elle repère l'individu le moins coloré, celui dont le vol est heurté et difficile, et elle le capture. Elle lui insuffle ensuite grandeur et puissance. Ses défauts sont amplifiés, ses difformités deviennent monstruosités. Orga couve les idées noires, telle la mère protectrice d'une descendance laide et perverse. Elle transforme la peur en terreur, la tristesse en déprime, les mauvais souvenirs en cauchemars obsédants. Certains caractères particulièrement positifs et équilibrés lui résistent un temps, mais elle guette, patiente, la faille inévitable qui lui ouvre toute grande la porte des pensées.
Elle foulait à présent la piste sinueuse qui traversait la forêt. Ses yeux bouffis par le chagrin réduisaient son champ de vision à un mince tunnel, juste suffisant pour éviter de heurter un tronc. Comme d’habitude, ses pieds trouvaient seuls les endroits propices où se poser, laissant son attention tout entière à son chagrin. Les fourmillements qui l’avaient saisie en traversant cette même forêt et qu’elle ressentait maintenant à nouveau parvenaient à peine à troubler sa conscience. Tout autour d’elle semblait participer de cette hébétude. Nul chant d’oiseau ne saluait ce début de journée misérable, nul petit rongeur ne filait ventre à terre. La forêt entière avait baissé le ton.
Lilas ne comprit pas immédiatement qu’on l’attaquait.
Dehors, la vie peinait à reprendre ses droits. On ne percevait pas le moindre bruit égayant normalement la campagne. La nature elle-même s’était repliée pour faire place à la folie des hommes. Elle s’en était allée comme une troupe de théâtre après une représentation devant un public indifférent, en laissant derrière elle un décor vide et dénué de sens. Pourtant, elle restait comme une trace persistante dans le regard de celui qui poussait maintenant le battant de toile de sa tente.
Ce jeune homme n’était pas un soldat du Centre. Sa peau mate et ses longs cheveux noirs le désignaient comme un étranger. Il était sorti torse nu et ses muscles tressaillirent sous le baiser humide de la brume.
— Les plus sages te diraient de retenir ta monture en début de course, d’observer tes concurrents et d’attendre le meilleur moment pour accélérer.
— Et toi ? Tu dis quoi ?
— Je n’ai jamais fait partie des plus sages…
Vionel mesurait l’expérience qu’avait gagnée le prince en quelques semaines. Une maturité forcée, imposée par les circonstances, une sagesse ingurgitée à coups de vie perdue. Aujourd’hui, Lescaris atteignait les limites de sa résistance, le point de bascule où il pouvait s’écrouler avec l’excuse de n’être qu’humain, ou au contraire se relever dans la peau d’un Grand Homme. Et qui existait-il de plus indiqué que la reine des turbulences en personne pour le faire verser d’un côté ou de l’autre ?