Maintenant, vous vous demandez ce que l'on fait ensemble, je suis sûre... Eh bien on vit notre vie, tout bêtement ! La chaîne au pied ou autour du cou, très peu pour nous. On n'est pas des paysans, encore moins des esclaves. On peut dire que nous sommes des artisans. Des façonniers de la débrouille... Ce qu'on veut, on s'arrange pour le prendre. Je ne dis pas que l'on ne travaille pas non plus de temps en temps, quand l'occasion se présente... Moi, je dis la bonne-aventure, par exmple. On aimerait bien nous gagner notre vie honnêtement, mais c'est vrai que quand ils nous voient débouler tous les quatre, les bourgeois ou les marchands sont frileux pour nous donner du boulot.
Les nerfs de ce dernier étaient périodiquement mis à rude épreuve par Arnaud. Après l'une de leurs nombreuses altercations, le vieux copiste lui avait assené : "On ne peut discuter avec vous ; vous ne comprenez rien de toute façon... Moi, je tiens la plume et vous le seau ou le balai."Ce à quoi Simon exaspéré avait répondu qu'il allait les lui fourrer à un certain endroit...
De fait, l'expérience m'avait enseigné qu'il suffit parfois d'utiliser un denier de vérité pour camoufler le plus gros des mensonges.
Consentants ou non, mes interlocuteurs ne peuvent me dissimuler le tréfonds de leurs âmes et doivent me révéler leurs plus petits secrets : Il me suffit de les toucher pendant quelques temps pour découvrir leurs moindres pensées, leurs opinions, leurs cachotteries.
Sur la route, Géraud était d'humeur charmante. Cela l'amusait beaucoup de voyager ainsi déguisé, ce qui, pour lui, était une nouveauté Pendant que je menais le cheval, il discutait plaisamment de tout et de rien et avait bien assimilé mon injonction d'avant départ : "Par pitié, n'abordez pas vos projets d'assassinats pendant ce voyage !". Il devait avoir dépassé la soixantaine et commençait à se faire vieux et malgré un dos un peu vouté et ses cheveux blancs, son esprit était toujours alerte et aiguisé.
_ Voilà ! Voilà où mène la faiblesse, la bêtise, la pleutrerie : dans les flammes, dans cette mort déshonorante ! Retenez bien cette leçon, vous deux ! Il nous faut poursuivre notre œuvre rédemptrice et nous attaquer maintenant aux autres ; à tous ceux qui ont le sang d'innocents sur les mains et pensent pouvoir couler des jours heureux à jamais ! J'ai préparé quelque chose et toi, Évariste, tu seras mon glaive vengeur !
Je le remerciai. Quelle étrange situation ! Combien d'hommes comme lui étaient à la solde de maître de Villeneuve ? Où recrutait-il ces personnes et dans quelles couches de la société ? Jusqu'où s'exerçait son influence ? Je le savais rusé et manipulateur et découvrais aujourd'hui une nouvelle facette de ses talents. Décidément, il me surprendrait toujours...
Une seule requête cependant...
_ Quelle est-elle ?
_ Que sur ma tombe soit indiqué : "Ci-gît Évariste. Il a toujours écouté son maître".
_ Bah ! Je ferai plutôt marquer :"Ci-gît Évariste, il n'en atoujours fait qu'à sa tête"...
Le mystère planant autour de son enlèvement m'intriguait au plus haut point. Cependant, elle éludait poliment mes questions et finit par m'avouer n'être pas prête, à parler de sa vie passée, de sa famille, de ses amis, ni de son aventure. Comme je ne souhaitais pas forcer la vérité hors d'elle, nous causions donc de tout et de rien, et conjuguions notre vie au présent, insouciants du passé, indifférents au futur. Comme Dieu décidera ! Inch'Allah !
La mort infâmante de notre grand maître scellait définitivement celle de notre Ordre.
Simon écrasa une larme et Géraud se contenta de hocher la tête, les bras croisés sur la poitrine. Quelques minutes après l'embrasement, alors que la chaleur du brasier et une odeur infecte nous parvenaient, il lâcha :
_ Il n'y a point eu de miracle. Rentrons il nous faut discuter !